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mais autant la ligne horizontale de l’avoir était parcimonieusement semée d’hiéroglyphes, autant celle du doit était surchargée de signes de toute espèce. Le commis refusa durement de lui vendre jusqu’à nouvel ordre, et lui rendit son compte. Le péon avait, selon toute apparence, prévu cette réponse, et la résignation aurait dû lui être facile ; cependant un désappointement douloureux se peignit sur sa figure, et ce fut d’une main tremblante qu’il essaya de faire rentrer dans l’étui de roseau le papier qu’il roulait convulsivement. Je me sentis alors ému de compassion, et je payai au commis le modeste emprunt que le pauvre travailleur était venu solliciter en vain. Le péon me témoigna sur-le-champ sa reconnaissance en m’empruntant un second réal (60 centimes), et en me priant de l’accompagner dans sa cabane pour guérir sa femme, malade depuis fort long-temps. J’appris, dans le court trajet que nous fîmes ensemble, que c’était cette maladie qui l’avait assez arriéré pour qu’on lui refusât un crédit dont il avait plus besoin que jamais.

Je trouvai dans la hutte du péon le dénuement que je m’attendais à y rencontrer. Quelques vases de terre cuite, deux ou trois têtes de bœuf desséchées qui servaient de sièges, composaient tout l’ameublement. Deux enfans nus, le ventre ballonné, les jambes grêles, les cheveux pendans, allaient et venaient autour d’une femme dont la figure pâle et amaigrie indiquait le dernier terme d’une maladie de langueur. Étendue plutôt qu’assise sous un hangar qui s’élevait sur la cour intérieure, cette femme balançait d’une main affaiblie, à l’aide d’une ficelle d’aloës, un petit hamac suspendu aux piliers du hangar, et dans lequel un jeune enfant dormait au soleil ; c’était un triste tableau. Je cherchai à rassurer le père en lui conseillant de substituer au piment et aux fruits des cactus, dont toute la famille se nourrissait, un système d’alimentation mieux approprié à la débile santé de sa femme ; mais je ne me dissimulais pas que, pour ces malheureux privés de tout, ma recette était impraticable. Le père m’écoutait cependant en se frottant les mains et en donnant tous les signes d’un contentement que je n’osais regarder comme l’effet de mes exhortations. Aux questions que je lui adressai sur cette joie subite et singulière, il répondit que la sainte Vierge venait de lui envoyer une idée, et que l’abondance ne tarderait pas à rentrer dans son logis. En parlant ainsi, il caressait de l’œil une vieille carabine toute rouillée qui se trouvait dans un coin de la cabane. C’est en vain que je l’interrogeai sur l’usage qu’il comptait en faire. Le péon ne voulut pas s’expliquer et se contenta de me répéter que c’était une triomphante, une glorieuse idée. Je le quittai donc sans avoir pu lui arracher son secret, mais rassuré par la pensée que cette carabine rongée par la rouille ne pouvait être que fort inoffensive, excepté pour celui qui s’en servirait.