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éternellement son créancier. Aussi le dia de raya (le jour de paie) est-il, dans ces fermes, un jour néfaste, au lieu d’être, comme partout ailleurs, un jour de fête, car chaque semaine ajoute une nouvelle charge au fardeau déjà si lourd qui pèse sur le péon.

La condition de ces travailleurs à gages, on peut l’affirmer sans crainte, est pire que celle des nègres de nos colonies, et cependant jamais la philanthropie n’a accordé à leur triste sort un peu de cette compassion qu’elle prodigue si souvent à de moins réelles misères. Le nègre esclave a sa cabane où il se repose après les heures de travail, dont la loi fixe le nombre. Une distribution copieuse de poisson salé, son mets favori, répare ses forces, et, s’il tombe malade, les soins d’un médecin ne lui manquent jamais. L’insouciance du maître laisse, au contraire, le péon exposé sans défense aux atteintes de la maladie et de la faim. L’esclave noir peut entrevoir le moment où il rachètera une liberté dont il ne saura que faire sans doute, mais dont la perspective lui sourit ; le travailleur libre n’a devant lui qu’un esclavage sans limite, car son salaire sera toujours inférieur aux dettes que le monopole le force à contracter. L’influence de l’ancien joug espagnol pèse encore, on le voit, sur une partie de la population mexicaine presque aussi lourdement qu’au jour de la conquête ; la république a continué sans remords l’œuvre de l’absolutisme.

Je dirigeais souvent mes promenades vers les cabanes habitées par les péons. La boutique qui contenait les denrées et les objets manufacturés s’élevait au milieu du village. Un matin, je m’étais arrêté devant cette boutique pour observer les diverses transactions dont elle était le théâtre. Chaque péon tirait de sa poche un roseau creux long de six pouces, et dans lequel étaient roulés deux petits carrés de papier indiquant l’un le doit, l’autre l’avoir. Ces écritures sont d’une simplicité primitive. Une raie horizontale, tracée d’un bout à l’autre du papier, est la base du compte courant. Sur cette ligne longitudinale, d’autres raies perpendiculaires, plus ou moins prolongées (telle est l’étymologie du mot raya ou paie), des zéros et des demi-zéros servent à désigner les piastres et les demi-piastres, les réaux et les demi-réaux. Au milieu des acheteurs, qui ne se retiraient qu’après avoir longuement débattu leurs prix, je remarquai bientôt un individu plus hâve et plus maigre que les autres, qui se promenait avec hésitation en jetant sur la boutique des regards d’ardente convoitise. A la persistance avec laquelle il fumait cigarettes sur cigarettes, il était facile de voir que le pauvre péon cherchait à endormir les tiraillemens d’un estomac affamé. Enfin il parut prendre une détermination héroïque, et s’avança vers la boutique en demandant un cuartillo de maïs.

— Voyons votre compte, dit le commis.

Le péon tira de sa poche son roseau, et en fit sortir son grand livre ;