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d’expressions étrangères qui l’ont envahi et le dénaturent. Telle idée qui se trouve en russe rendue par un mot tatar se trouvera en polonais exprimée par un mot slave. Telle tournure allemande en bohême pourra se modifier par une tournure plus nationale empruntée à l’illyrien. Loin de se nuire par ces emprunts mutuels, les langues slaves se compléteront, et pourront recouvrer avec le temps leur pureté primitive. Malheureusement les gouvernemens absolus qui entravent les communications politiques des Slaves entravent aussi leurs communications littéraires. C’est donc hors des pays slaves que pourraient se tenir le plus facilement des espèces de congrès entre les slavistes des différentes nations. Demeurant tout-à-fait étrangères à la politique, ces réunions, modelées sur les congrès annuels des savans allemands de Prusse, d’Autriche, de Bavière, pourraient attirer des hommes des nuances les plus opposées, mais s’accordant tous à désirer l’épanouissement de la civilisation et de la littérature parmi leurs frères de race. Dans ces réunions, des mesures seraient infailliblement prises pour encourager les études slaves, pour établir des dépôts de livres des quatre dialectes sur les points où ils seraient utiles, pour fonder des cours nouveaux de littérature slave, et enfin pour délivrer la race du joug des préjugés et de l’ignorance. De petites bibliothèques pour l’usage commun, composées, d’ouvrages écrits dans toutes les langues, et principalement dans les quatre langues slaves, se sont déjà formées dans presque toutes les grandes villes où des Slaves se trouvent réunis en un certain nombre. Ces bibliothèques, récemment fondées, commencent déjà à porter les fruits les plus salutaires. Un établissement de ce genre manque encore à Paris. Les hommes dont le zèle et l’influence réussiraient à combler cette lacune dans nos établissemens d’instruction publique acquerraient certainement par là un titre sacré à la reconnaissance des Français et des Slaves[1].

Le principal obstacle à des communications intimes entre les peuples de race slave, c’est la différence d’alphabet. Les Slaves occidentaux ou de rite latin écrivent avec l’alphabet latin, et les slaves de rite grec se servent au contraire des lettres greco-cyrilliques, d’où il résulte que les uns et les autres ne peuvent lire ce qu’écrivent leurs voisins. Ce procédé, très bien imaginé pour mieux séparer les schismatiques et les catholiques, a eu dans l’ordre de la civilisation de tristes résultats. Enfin, après mille ans de division et de haine, les alphabets eux-mêmes cessent d’être une barrière. Le progrès des connaissances et les besoins du

  1. Les savans slaves qui visitent annuellement Paris ne se décideront-ils pas bientôt à y laisser un souvenir durable de leur passage, en fondant parmi nous, pour leurs compatriotes et pour les savans de toutes les nations, un centre littéraire ouvert à quiconque voudrait étudier les langues et les peuples slaves, et muni des livres que le but même de cette institution rendrait indispensables ?