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du Frioul aux environs d’Udine en Italie jusqu’au fond de l’Albanie, et à travers la Macédoine jusqu’à la mer Égée. Au nord, l’illyrien retentit tout le long du Danube ; il s’étend depuis Sillian dans le Tyrol jusqu’au banat de Temesvar et jusqu’aux bords du Pruth en Moldavie. Le territoire géographique de la langue illyrienne est, après celui de l’idiome moscovite, le plus vaste entre ceux des quatre idiomes slaves. Le polonais lui-même est loin d’avoir un domaine aussi étendu. Pourtant, des quatre grandes littératures slaves, la moins connue est celle de l’Illyrie. A peine l’Europe sait-elle qu’il existe dans ce pays une littérature nationale.

Peut-être objectera-t-on que cela même prouve l’insignifiance du mouvement littéraire de l’Illyrie, et que, si ce mouvement n’a pas encore été remarqué, c’est sans doute parce que les Illyriens ont jusqu’ici trop peu fait pour intéresser le monde savant. Il ne faudrait pas pousser ce raisonnement au-delà de certaines bornes. La littérature illyrienne, quoique encore peu avancée, a pourtant eu dans Raguse, du XVe au XVIIe siècle, une période brillante. On fait même remonter l’école ragusaine jusqu’au XIIe siècle, époque où paraissent déjà des poèmes et des chroniques dans le dialecte de la Serbie et de la Dalmatie, et le savant Chafarjik va jusqu’à soutenir que l’illyrien a été de tous les idiomes slaves celui dont la marche progressive a jusqu’à nos jours été la plus régulière. On peut du moins affirmer que, par l’abondance des voyelles, par l’heureuse fusion des sons doux et des sons rudes, la langue illyrienne est à la fois la plus harmonieuse et la plus héroïque, la plus douce et la plus mâle des langues slaves. Elle commande avec plus de fermeté que le russe, elle flatte, caresse et gémit avec plus de douceur que le polonais ; elle sait au besoin heurter entre eux les sons avec plus de rudesse expressive que le bohême. Dans son Voyage au Monténégro, fait par ordre de Napoléon, Vialla de Sommière, qui ne se doutait pas que cette langue fût slave, et qui y voyait un dialecte grec, dit que l’idiome illyrien est riche, laconique, harmonieux, oratoire, qu’il s’emploie aussi heureusement à chanter les douceurs de l’amour que les hauts faits et les sanglans trophées de Mars, que c’est en un mot la langue des héros.

Il faut regretter qu’une foule de variétés provinciales éparpillent encore, en tendances opposées la puissance morale de cette langue. La littérature, comme la nation illyrienne, est encore la moins centralisée d’entre les quatre littératures et les quatre nations slaves. Parmi les branches diverses dont cette famille se compose, l’une, celle des Bulgares, forme presque une nationalité à part de plus de quatre millions d’individus ; mais les patriotes commencent à ouvrir les yeux sur les conséquences de ce fatal morcellement. L’Illyrie marche donc vers l’unité et s’en rapproche chaque jour davantage. En mettant à part le bulgare, qui forme une sorte de langue isolée (et dont le développement,