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fangeuse, et marque la dernière trace d’un triste passage. Cette belle ame détachée de sa chaîne s’élève avec langueur, et dans ses beaux yeux un faible espoir se mêle à l’amer sentiment des douleurs passées. Ce tableau n’est pas achevé : il ne devait pas l’être. Sans doute qu’en travaillant à cet ouvrage, dans lequel il résumait ses cruelles pensées, il ne fût point parvenu à en exprimer toute l’amertume et à se satisfaire.

Peu de temps après la mort de Mlle Mayer, l’un de ces amis rares et dont le nom mérite d’être conservé, M. de Boisfremont, peintre et élève de Prudhon, le prit avec lui pour l’entourer de soins. Rien ne pouvait distraire complètement une pareille douleur ; mais les pieux empressemens de cette amitié si pure l’aidaient en quelque sorte à vivre. C’est dans la maison et dans l’atelier de M. de Boisfremont que ses derniers ouvrages ont été peints, et qu’on a exposé après sa mort ceux qu’il laissait inachevés, ainsi que ses études et ses dessins, dont la vente produisit à cette époque d’indifférence une bien faible somme, si on la compare aux prix élevés que le temps a mis depuis à ses ouvrages. C’est dans cette maison et dans les bras de son ami qu’il mourut le 16 février 1823. Il s’éteignit en prononçant ces paroles touchantes : « Mon Dieu, je te remercie ; la main d’un ami fidèle me ferme les yeux. » Il n’avait pas survécu deux ans à l’objet aimé ; il en parlait encore sans cesse, quand le trait fatal l’atteignit lui-même.

La faveur générale qui s’attache aujourd’hui aux ouvrages de Prudhon est-elle l’effet d’un simple caprice et de cet esprit de réaction que nous voyons, dans l’histoire des arts, élever ou rabaisser les réputations ? Il est malheureusement trop certain que la supériorité du talent ne suffit pas pour mettre la gloire elle-même à l’abri des variations de l’opinion et de la mode. Il est des talens privilégiés qui ont été entourés tout de suite d’une admiration à laquelle le temps n’a fait qu’ajouter. Les grands artistes qui ont brillé par la grace, par le charme et par la noblesse de leurs inventions, ont peut-être conquis plus rapidement l’unanimité des suffrages. Raphaël, Léonard de Vinci, Paul Véronèse, Cimarosa, n’ont pas attendu long-temps cette justice de l’opinion. Au contraire, les génies austères qui sondent les abîmes de l’ame et qui saisissent plus volontiers dans leurs peintures le côté terrible et pathétique des choses humaines exercent un empire plus restreint et plus contesté. La violence ou la singularité de leurs inspirations les isole des sentimens ordinaires, et fait que leurs qualités mêmes sont destinées à être l’objet d’une discussion éternelle. Ainsi d’un Puget, ainsi d’un Rubens. Cent ans après la mort de ce dernier, Depiles, dans ses Entretiens sur la Peinture, prend sa défense comme s’il s’agissait d’un homme encore vivant, dont les détracteurs et les partisans passionnés seraient encore en présence. « Certaines personnes, dit-il, s’étaient contentées de suivre aveuglément l’opinion des personnes qui les trompaient,