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dessein d’y faire quelques portraits au pastel qui augmentèrent effectivement ses ressources. Il devait y faire une connaissance fort précieuse dans la personne de M. Frochot, depuis préfet de la Seine, dont l’amitié le suivit et l’encouragea dans les difficultés de sa carrière.

Le peu d’importance apparente des travaux de Prudhon n’avait pas encore attiré sur son nom le dangereux éclat d’une grande renommée. Il était pour tout le monde dans ces conditions de paisible médiocrité à l’ombre desquelles on permet à un homme d’exister. Un dessin qu’il exposa et qui lui valut un prix d’encouragement vint fixer plus particulièrement l’attention jalouse de ses confrères. Ce dessin représentait la Vérité descendant des cieux et conduite par la Sagesse. Une faveur plus signalée devait suivre ce premier succès ; un logement lui fut accordé au Louvre avec un atelier pour exécuter en grand sa composition. Cette distinction le mettait au rang de ce qu’on est convenu d’appeler les peintres d’histoire. Cette classe choisie ne le vit pas avec plaisir entrer dans ses rangs. Ses confrères allèrent jusqu’à le plaindre des suites probables de la témérité qui lui faisait quitter le genre limité auquel il devait ses premiers succès pour aborder les sommets escarpés de l’art. Il avait un tort plus grave aux yeux de ses rivaux. Son talent était comme sorti de terre tout d’un coup ; il avait trouvé dans son imagination et n’avait emprunté à personne ses divinités, ses nymphes, ses génies. Cet olympe dont il était le maître ne relevait aucunement des types alors à la mode ; en un mot, il n’appartenait point à l’école.

On se ferait difficilement une idée de ce qu’était alors la toute-puissance du préjugé en faveur de David. Il est permis aujourd’hui, malgré tout le respect et toute l’admiration que mérite cet illustre maître, de s’étonner que cette admiration ait pu être portée à ce point de fanatisme. C’était une opinion parfaitement établie, et le public était ici dans la même persuasion que les artistes, que David passait de cent coudées les peintres les plus célèbres ; le plus léger doute à cet égard eût révolté tout le monde. Sa couleur même était l’objet de l’admiration. Le gris de ses teintes était finesse ; le peu d’éclat de ses tableaux était sobriété admirable et l’effet même de la force, qui méprise l’exagération, Ce qu’on appelait le style, c’était le sien par excellence ; et, quand on disait d’un peintre qu’il avait du style, cela ne voulait pas dire qu’il eût une forme originale à lui, une manifestation de sa pensée empreinte de son génie particulier : cela signifiait qu’il avait le style antique fixé désormais par David et revivant dans sa peinture. Ce qui est fait pour étonner encore davantage, c’est que dans ce moment même le Louvre ne suffisait point à contenir et à mettre en lumière les chefs-d’œuvre nombreux que la peinture de toutes les écoles anciennes que la conquête avait amenés à Paris de l’Italie, de la Flandre et de l’Espagne. Le Luxembourg n’avait pas été dépouillé de la superbe suite des tableaux de Rubens,