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Keppel et de Rodney, et conçoit bientôt un mode d’attaque plus brusque et plus décisif. Elles nous montrent ainsi sous quelles influences cette funeste audace a grandi, et nous laissent en quelque sorte pénétrer le mystère de ces grands et majestueux événemens par lesquels Dieu règle le sort du monde.

Quels traités, quelles œuvres spéciales pourraient mieux que cette causerie sans apprêt nous initier aux circonstances mal appréciées encore qui précipitèrent et légitimèrent en 1798 une révolution stratégique déjà entrevue vers la fin du siècle dernier par un génie non moins aventureux que celui de Nelson ? Seize ans avant Aboukir, Suffren voulut aussi dégager la tactique navale des entraves de la science et des idées reçues ; mais, pendant qu’il se jetait d’un bond audacieux hors des sentiers de la routine, il faillit se briser aux écueils de cette voie nouvelle que venait de découvrir son courage. Les imprudences couronnées d’un succès complet à Aboukir et à Trafalgar furent bien près d’aboutir à de sanglans désastres dans la baie de la Praya et dans la mer des Indes. C’est qu’en fait d’instruction militaire et d’habitude de la mer, les deux marines étaient à cette époque sur le même niveau elles avaient à un égal degré cette énergie qu’on puise dans le sentiment de sa force, et ce n’était point sans péril qu’un excès de confiance pouvait laisser prendre alors quelque avantage à l’ennemi. La victoire, si indulgente plus tard pour ces fautes généreuses, hésitait encore à les absoudre. Aussi le respect mutuel dont s’honoraient à bon droit les deux marines avait-il créé cette guerre circonspecte et savante dans laquelle nos tacticiens balancèrent si long-temps la fortune de l’Angleterre. Entre vaisseaux qui se valaient, c’était la guerre la plus sûre. Les événemens de 1793 détruisirent l’équilibre ; Nelson apparut, et l’état de faiblesse où nous étions tombés, après nos premières années de discordes civiles, lui permit d’oublier ce que nous commandions de réserve à nos adversaires dans des temps plus heureux. Son coup d’œil exercé découvrit bientôt les principes de dissolution qui s’étaient introduits dans notre marine après l’entière dispersion de ses officiers, et, dès la première rencontre, il s’aperçut que ce n’étaient plus là les vaisseaux qui avaient fait trembler la Jamaïque. Sa correspondance entière en fait foi. C’est parce qu’il connut la mauvaise organisation de nos navires, la précipitation de nos armemens, les élémens confus d’où l’on avait fait sortir un nouveau personnel pour remplacer celui qui avait disparu ; c’est parce qu’il avait également observé les vaisseaux espagnols, soit comme alliés, soit comme ennemis de l’Angleterre, qu’il osa, dans les occasions les plus imposantes, tenter la faveur du ciel au mépris de toutes les règles. L’événement justifia son audace : il put toucher le but dont avait approché Suffren, car la décadence de nos institutions maritimes lui avait aplani le chemin. Ce