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manoir près de Coutances, un vieux gentilhomme, pauvre et de mince origine. Il avait douze fils qui, ne voyant après la mort de leur père qu’un misérable patrimoine à partager, résolurent d’aller chercher fortune aux pays lointains. C’était l’époque où les compagnons d’armes de Rollon, définitivement fixés en France et convertis au christianisme, commençaient à tourner au dehors l’esprit de conquête et d’aventures propre à leur race. Dès l’année 1002, un grand nombre de pèlerins normands s’étaient déjà montrés au-delà des Alpes, guerroyant à droite et à gauche sur la route de la Terre-Sainte, et vendant au plus offrant leurs services et leur épée. De retour en Normandie, le récit de leurs hauts faits avait enflammé l’esprit de leurs compatriotes, et de nouvelles bandes plus nombreuses passèrent les monts. A leur exemple, les fils de Tancrède de Hauteville, suivis de trois cents compagnons d’armes, abordèrent à Salerne et se mirent tour à tour à la solde des petits princes qui se partageaient le sud de l’Italie, des Lombards et des Grecs de Byzance. Cinquante-deux ans après, ils avaient conquis la Pouille, la Calabre et la Sicile, chassé les Grecs et les Barbares, et fondé au milieu des ruines une jeune et vigoureuse monarchie.

Raconter ce poétique épisode du moyen-âge, esquisser à grands traits l’énergique figure de ces héroïques aventuriers, retracer les exploits qu’ils accomplirent et l’étonnante fortune à laquelle il leur fut donné d’atteindre, devait être assurément pour un historien un sujet plein d’attraits. M. le baron de Bazancourt l’a abordé. Il raconte, en deux volumes divisés méthodiquement, les faits et gestes de ses héros, depuis leur arrivée en Italie jusqu’au couronnement du conte Roger. Cette période nettement établie se partage en deux époques : la première comprend l’histoire de la conquête depuis 1038 jusqu’à 1090 ; la seconde, l’établissement de la royauté au milieu des discordes et des luttes sanglantes contre ses vassaux insoumis. L’auteur paraît s’être proposé surtout de reproduire l’exactitude et la minutieuse précision des chroniqueurs dont il a compulsé les manuscrits. Il n’omet aucun détail, ne nous fait pas grace d’une estocade, et compose souvent son texte avec la traduction littéraire des pièces originales. Chaque ligne, chaque mot est puisé aux sources dont il donne du reste la liste en tête de son ouvrage. Cette préoccupation a eu pour effet d’alourdir le récit, de nuire à l’originalité du style, et, disons-le, d’apporter l’ennui au milieu d’un sujet en lui-même si intéressant. Les scrupules de conscience sont très respectables et même très nécessaires à ceux qui écrivent l’histoire. Nous sommes loin de les blâmer en principe ; mais ce n’est pas tout que d’amasser des matériaux, il est un art de se les assimiler, de les disposer habilement et de les mettre en œuvre que M. de Bazancourt n’a pas encore appris. Nous croyons avoir indiqué là le côté faible de son histoire de la Sicile.



V. DE MARS