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LE COMTE.

Couvre-toi bien et dors tranquille ; le médecin m’a dit que tu recouvrerais la vue.

GEORGE.

Je me sens indisposé ; mon sommeil a été interrompu par des voix. (Il se rendort.)

LE COMTE.

Que ma bénédiction repose sur toi ! hélas ! je ne puis te donner ni lumière, ni bonheur, ni gloire. Je ne puis te rendre la vue, et déjà j’entends sonner l’heure du combat. A la tête de quelques hommes, je vais aller combattre des masses d’hommes. Et alors que deviendras-tu, seul, sans appui, aveugle et sans force, enfant-poète qui n’auras plus d’auditoire, toi, vivant avec ton ame bien loin de la terre, et cependant attaché à la terre par ton corps ; ô mon fils, ô toi, le plus malheureux des anges !

LA NOURRICE, à la porte.

Le docteur vous demande, monsieur le Comte.

LE COMTE.

C’est bien, ma Catherine, j’y vais ; mais reste à côté de l’enfant. (Il sort.)


III.

Il fut administré, parce que le niais demandait un prêtre, puis pendu, à la satisfaction générale, etc., etc., etc.
(Rapport du citoyen Caillot, commissaire de la sixième chambre. An III, 5 prairial.)

Un chant ! encore un chant[1] !

Qui le commencera, ce chant ; qui le finira ? Donnez-moi le passé, ce passé tout de fer et d’acier ; avec les casques ombragés de plumes, aux panaches flottans. Je ferai courir sur vos têtes l’ombre des vieilles cathédrales, je ferai surgir devant vous les tourelles gothiques ; mais c’est en vain, tout cela ne reviendra plus.

Qui que tu sois, dis-moi, qu’espères-tu ? Quelle est ta croyance ? Crois-moi, il est plus facile de te suicider que d’inventer une foi quelconque, ou de la ressusciter en toi. Honte à toi, honte à vous tous ! car, en dépit de vous, tourbe de misérables que vous êtes, sans cœur, sans cervelle, le monde vous emporte, en se jouant de vous, vous poussant en avant, vous renversant à ses pieds. Les couples se relèvent, chancellent de nouveau, glissent dans le sang et s’abîment, car il a du sang, beaucoup de sang, je vous le dis en vérité.

Voyez-vous cette populace qui assiège les portes de la ville, en occupe les avenues, et couvre au loin les collines et les champs parmi les plantations de peupliers,

  1. Cette invocation commence ce qu’on pourrait nommer la partie politique du drame. Après avoir, dans les premières scènes, montré le comte en lutte avec les devoirs de la vie privée, le poète va le montrer aux prises avec les nécessités de la vie publique. C’est une nouvelle chasse aux fantômes ; le théâtre seul a changé. La patrie a remplacé la famille, et le personnage que le comte va rencontrer devant lui sur ce nouveau terrain, c’est Pancrace, c’est-à-dire l’intelligence faisant agir la force brutale.