Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 16.djvu/314

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ou de banderole noire et blanche, sillonnée de carreaux de foudre ; à gauche sont des instrumens de mathématiques et des figures bizarres de dieux ou de démons. Le devin, dont la figure est presque cachée par d’énormes lunettes, a devant lui du papier, des pinceaux pour faire ses calculs, et de poudreux volumes qu’il compulse de temps en temps d’un air mystérieux ; il prononce de longs discours qui excitent l’admiration de tout l’auditoire, et ne tardent jamais à déterminer quelque croyant à présenter sa main, dont le prophète consulte attentivement les lignes. Celui-ci débite alors, d’une voix solennelle, une prédiction dont le sens reste presque toujours enveloppé de mystère, du moins à en juger par l’attitude du consultant, qui se retire d’un air rêveur et peu édifié, après avoir remis le prix convenu à l’habile devin. Plus loin, vous rencontrez des marchands de bouillons économiques (c’est encore une découverte dont l’Europe doit laisser l’honneur aux Chinois, qui cette fois, comme d’habitude, l’ont devancée de plusieurs siècles). On voit des malades se faire appliquer très philosophiquement de violons coups de poing sur le dos, car la médecine chinoise a aussi ses homoeopathes. Des chaudronniers, des cordonniers, sont établis en plein vent, à côté de vieilles femmes qui raccommodent des habits. Des chasseurs rentrent au logis, portant sur l’épaule de vrais fusils de rempart, longs de trois ou quatre mètres, et à leur ceinture quelques chétifs oisillons pour tout butin. Des marchands d’animaux étalent les sacs, les cages étroites où sont entassés leurs malheureux prisonniers, des chats et des chiens d’abord, puis des cailles de combat, car les cailles se battent à Canton ; des oiseaux savans qui découvrent, entre cent grains, celui que leur maître vient de toucher ; des coqs auxquels on a coupé une patte pour y substituer celle d’un canard, qui paraît s’être parfaitement soudée et qui se meut sans effort. Continuez votre promenade : des charlatans haranguent la populace, ils pèsent et vendent des simples ou des racines dont ils vantent les mérites ; des mendians couverts de misérables nattes trouées chantent de piteuses complaintes ou se heurtent le front contre terre ; des aveugles circulent dans les rues par files de quinze ou vingt individus, s’orientant à l’aide de longs bâtons, faisant claquer de petits morceaux de bois pour demander l’aumône, et envahissant les boutiques dans l’espoir d’arracher quelques sapeks aux marchands fatigués de leur horrible vacarme. Ici, des musiciens charment tout un cercle de nombreux auditeurs en leur faisant entendre le vieil air national que l’on répète dans tous les sing-song. Plus loin, des flots de coulis presque nus hurlent et s’entre-choquent avec leurs doubles fardeaux suspendus à des leviers de bambou qu’ils s’efforcent de maintenir en équilibre sur leurs épaules ; des porteurs avertissent la foule par le cri de la, la, la, et heurtent brusquement les flegmatiques citadins qui ne se rangent pas assez vite devant la chaise balancée par leurs bras vigoureux. Cette chaise, espèce de caisse carrée soutenue verticalement par le milieu à l’aide de longs brancards, est tantôt fermée hermétiquement, tantôt ouverte sur le devant et sur les côtés, de manière à laisser voir le promeneur assis. Des cortéges de mariages, en tête desquels on porte des cochons rôtis, des cortéges de mandarins, accompagnés de joueurs de gongs et de porteurs de parasols, défilent à leur tour devant l’étranger surpris. Toute cette foule qui vocifère, qui tourbillonne, qui vous barre à chaque instant le passage, présente un coup d’œil qu’on chercherait en vain dans nos capitales européennes. Ne vous laissez pas trop distraire cependant par cette succession de scènes et de tableaux variés. Comme dans