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On compte, dit-on, près de six cents rues à Canton. Tortueuses et déplorablement pavées, ces rues ont rarement plus de deux mètres de large. De distance en distance, elles passent sous des portes de sûreté qu’on ferme chaque soir, afin de faciliter la surveillance de la police en interceptant les communications. En hiver, on jette d’un toit à l’autre quelques planches qui forment comme un pont au-dessus de la rue. Des tours, ou plutôt d’énormes échafaudages en bambou, élevés sur cette base fragile, servent de postes aériens aux gardes de nuit qu’on entend, à des intervalles très rapprochés, exécuter de longs et sinistres roulemens sur leurs tamtams, pour montrer qu’ils veillent et pour éloigner les malfaiteurs. En cas d’incendie, ce sont eux également qui donnent l’alarme par le son retentissant de leurs gongs de cuivre. Les gardes de nuit correspondent entre eux au moyen de signaux et d’un langage de convention. Ils se répondent de quartier en quartier pour échanger leur mot d’ordre. Ces roulemens nocturnes, ces bruits sourds et prolongés, surprennent assez désagréablement le voyageur nouvellement débarqué en Chine.

Parmi les rues de Canton, il en est qui ont leur spécialité, comme la rue des Charpentiers, celles des Pharmaciens, des Fabricans de lanternes ; il en est d’autres qui se partagent entre deux ou trois catégories distinctes de marchands. D’énormes enseignes blanches, rouges et noires, bien vernies, bien luisantes, sont placées verticalement à l’entrée des boutiques. Les passans y lisent de deux côtés, en grands et beaux caractères dorés, les noms en tching, en tchang et en koua, des propriétaires, ainsi que l’indication de leur genre de négoce[1]. A l’intérieur des boutiques sont suspendues de grandes pancartes toutes bariolées de maximes commerciales très édifiantes dans lesquelles on n’oublie jamais de glisser quelque éloge pour les marchandises du lieu. Celles-ci sont disposées dans des casiers fort propres. Une table formant un carré long s’étend devant le mur du fond. Les associés ou les commis de l’établissement se tiennent dans l’étroit espace compris entre la table et le mur. Ils semblent se plaire à rester isolés dans cette espèce de couloir où l’on ne peut pénétrer que par une porte latérale ou par les chambres pratiquées derrière la boutique. A huit ou dix pieds au-dessus de leurs têtes, une niche creusée dans le mur contient presque toujours un bel autel consacré à Sinq-kouan ou à Kouan-taï[2]. Cet autel est orné de feuilles de clinquant très artistement découpées, et souvent de quelques peintures représentant des scènes fantastiques. A peu près de niveau avec l’autel s’étend, le long du mur, un balcon d’où le maître peut surveiller ses employés et voir ce qui se passe dans la boutique. Une lucarne qui s’ouvre dans le toit éclaire l’établissement. Dans une partie retirée du magasin se trouve ordinairement un autre petit autel consacré à Toutheï, le dieu des richesses, qui a toujours compté les négocians chinois parmi ses plus fervens adorateurs.

Les plus belles boutiques de Canton sont celles de Physik-street, rue plus

  1. Voici la traduction d’un de ces avis au public : « Toutes les personnes honorables, quand elles veulent acheter, doivent regarder l’enseigne de cette boutique. Les marchandises y sont garanties, et les prix vrais. On n’y trompe ni les enfans ni les vieillards.
    « Boutique de Chen-ki, près de la porte de Taï-ping, dans la rue de Tchang-chéou, vers l’orient. »
  2. Ces deux noms désignent également le grand chef Boudha.