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ronde. Demi-nus, montrant leurs membres athlétiques couleur de cuivre rouge, ces hommes attendent en frémissant d’impatience le moment d’agir. Leurs yeux brillent sous leurs bonnets phrygiens de couleur brune ou écarlate ; leurs mains agitent les instrumens de mort, larges crochets aigus et tranchans, tantôt adaptés à de longues perches, tantôt placés au bout d’un manche court, massif, et muni de profondes entailles pour offrir plus de prise à la main. Au milieu de l’enceinte, une petite yole toute noire, manœuvrée par deux rameurs, porte le chef de pêche. C’est lui qui commande la manœuvre, qui stimule les travailleurs et transporte des hommes d’un côté à l’autre, là où il est besoin de renfort.

Cependant les cabestans placés aux extrémités du filet n’ont pas cessé de tourner, et le plancher mobile du corpou s’élève d’autant. De plus en plus refoulés vers le haut, les thons commencent à se montrer. Grace à la transparence de l’eau, on les voit parcourir en tout sens, avec une irrégularité inquiète, la vaste poche qui les enserre. Déjà quelques-uns rasent la surface et s’élancent en bondissant. Malheur à celui qui se trouve en ce moment à portée ! des mains de fer s’allongent hors des barques et enfoncent dans ses flancs leurs griffes acérées. D’ordinaire les blessés échappent à ces premières attaques. Pleins de vie et de force, jouissant de toute la liberté de leurs mouvemens dans ce bassin encore assez étendu, ils s’arrachent aux mains de leurs ennemis, laissant seulement au fer des crampons quelques lambeaux ensanglantés ; mais aux cris cadencés des matelots les cabestans tournent toujours, et le filet impitoyable monte de plus en plus. La yole du chef de pêche chasse les thons vers les bords. Les blessures se multiplient. Déjà quelque poisson, plus profondément atteint, a ralenti sa course, et de temps à autre montre son large ventre argenté, que raie un ruisseau de sang noirâtre. A chaque nouveau coup qu’il reçoit, sa résistance diminue. Bientôt il s’arrête un instant, et cet instant suffit : dix crampons s’enfoncent à la fois dans ses chairs, vingt bras se raidissent et le soulèvent au-dessus de l’eau. En vain la peau se déchire ; le crampon qui vient de lâcher prise s’élève, retombe, s’enfonce de nouveau, et bientôt le malheureux animal est hissé jusque sur le plat-bord. Aussitôt deux hommes le saisissent par ses grandes nageoires pectorales, le font glisser sur la poutre placée derrière eux et le lancent dans la cale.

Mais le filet mobile monte sans cesse, et le troupeau des thons se découvre en entier. Pressés les uns contre les autres, on voit ces monstrueux poissons s’élancer avec désespoir contre les parois flexibles du corpou, montrer leur dos noir moucheté de larges taches jaunes ou fendre la surface de l’eau avec leurs grandes nageoires en croissant. Au milieu d’eux bondissent quelques espadons au long nez terminé en lame d’épée. Enivrés par le spectacle de la proie qui s’offre à leurs coups, les marins frappent et plus vite et plus fort. La pêche devient