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relevant la tête avec le mouvement d’un jeune cheval sauvage échappé du herradero ; mais, à votre tour, racontez-moi ce que vous êtes devenues depuis le jour où votre tuteur vous emmena par force du couvent. Savez-vous que la mère Perpétue attend toujours votre retour, et qu’elle a prédit qu’Angèle viendrait un jour prendre le voile ?

— Voilà un horoscope qui sera bien démenti ! répliqua Cécile avec un gai sourire et en regardant sa sœur. Quant à moi, je n’ai jamais été une prédestinée ; notre pauvre chère sœur Geneviève le savait, hélas !... Oh ! combien j’ai pleuré dans cette cellule qu’on devrait appeler la chambre des douleurs et non la solitude ; mais ne nous attristons pas avec ces souvenirs. Vous savez, ma toute belle, comment notre tuteur, le baron de Favras, vint d’autorité nous tirer du couvent. D’abord il nous relégua dans une chambre de cet hôtel, et nous menions une assez triste vie ; il m’a appris depuis que, ne sachant que faire de nous, il était près de nous mettre dans un autre couvent, lorsqu’une personne en laquelle il avait toute confiance lui raconta l’histoire de ce pauvre poète Scarron, lequel, infirme et perclus, épousa une demoiselle de seize ans belle comme un ange, celle-là même qui est aujourd’hui la plus grande dame de France. Le baron fut très frappé de cet exemple, et, quelques jours plus tard, cette personne qui le lui avait cité vint me faire part de ses intentions : il m’offrait sa main et sa fortune. La belle Mlle d’Aubigné n’avait pas refusé le poète Scarron ; Mlle de Chameroy pouvait bien se décider en faveur du baron de Favras : j’épousai mon tuteur...

— Ce vieil homme tout perclus dont la mère Perpétue faisait un si horrible portrait ? s’écria Félise, ah ! mon Dieu !...

— C’était le plus honnête homme du monde, le meilleur esprit et le meilleur cœur qu’il y eût sous le ciel, répondit Cécile. Aussitôt après notre mariage, il m’emmena dans ses terres avec Angèle. Nous étions comme ses enfans ; il m’appelait sa fille, et, en vérité, j’ai été fort heureuse de cette union, si heureuse que, lorsque je l’ai perdu, je l’ai pleuré comme le plus tendre des pères, et que j’ai formé la résolution de ne jamais me remarier.

— Et de rentrer au couvent peut-être ? dit Félise avec naïveté.

— Non pas, répondit vivement Cécile ; je veux vivre dans le monde avec l’honnête liberté que comporte l’état de veuve. J’aime la société, le commerce des beaux esprits ; c’est pour cela qu’à la fin de mon année de deuil je suis revenue à Paris et j’ai songé à établir ma maison ; mais comme une veuve de mon âge chargée d’une jeune sœur ne peut, sans que sa bonne renommée en souffre, recevoir la cour et la ville, j’ai résolu de tout concilier en établissant Angèle...

— Ah ! vous disposez ainsi de moi, ma sœur ! s’écria la charmante jeune fille d’un air enjoué qui dissimulait mal sa secrète émotion.

— Oui, mademoiselle, je vous marie, répondit Cécile du même ton