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craignais d’avoir dormi trop long-temps, et je me suis dépêchée de m’habiller. J’ai fait bien vite mes prières, et ensuite je suis venue ici, pensant y trouver ma tante.

— Mademoiselle ne se lève qu’à midi.

— Jésus ! elle dort encore ?

— Elle repose ; son corps est si affaibli !

— Oh ! oui, elle paraît bien vieille à présent, dit Félise en levant les yeux vers le portrait ; son visage est tout blême et ridé. Quelle différence avec cette figure !

— C’était elle autrefois quand elle avait vingt ans, dit Suzanne avec un soupir ; qui pourrait la reconnaître aujourd’hui ?

— Et l’autre portrait, reprit Félise, c’est celui de quelque gentilhomme de notre famille ?

Suzanne ne répondit que par un signe de tête négatif.

— C’est le portrait d’une personne qui est morte ? continua Félise avec une pénétration instinctive.

À cette seconde question, Suzanne tressaillit et leva sur Félise un regard inquiet, étonné, plein d’une secrète horreur, comme si ce seul mot eût réveillé dans son esprit de lamentables souvenirs. Lorsqu’elle fut un peu revenue de ce trouble pénible, elle dit d’un ton bref : — N’ayez jamais l’air de prendre garde à ces peintures ; surtout ne questionnez jamais mademoiselle à ce sujet. Maintenant vous pouvez aller faire un tour au jardin, si cela vous plaît.

À ces mots, elle ouvrit une des portes vitrées et poussa doucement Félise sur le perron. Le jardin, qui s’étendait le long de la façade intérieure de l’hôtel et que bornait un grand mur crevassé, avait l’aspect d’un fossé sans eau dans lequel on aurait eu l’idée de tracer un parterre. Les hautes constructions qui le dominaient au midi empêchaient le soleil d’y plonger ses rayons, même au cœur de l’été ; quelques lilas chétifs, quelques rosiers de Gueldres, allongeaient leurs rameaux dans cette ombre éternelle : mais aucune fleur ne s’épanouissait entre les maigres bordures de buis qui formaient des compartimens symétriques devant les fenêtres ; la mousse seule diaprait le sol, les pierres et jusqu’au tronc des arbrisseaux de sa végétation tenace. A l’angle du jardin que formaient le mur de clôture et l’aile du bâtiment où se trouvait l’appartement de Félise, il y avait une espèce de cabinet de verdure, avec un toit en claire-voie où rampaient quelques brins de lierre. C’était Balin qui, dans ses momens de loisir, avait arrangé ce réduit, autour duquel il ne se lassait pas de semer des plantes grimpantes dont on n’avait jamais vu poindre la première feuille.

Félise s’assit sur la plus haute marche du perron ; le jardin des Annonciades lui semblait un paradis terrestre en comparaison de ce petit enclos verdâtre qu’elle avait sous les yeux, et elle trouvait que