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gémissement, et l’étrangère s’écria en cachant son visage avec un geste de désespoir : — Voilà la première fois qu’elle parle de ma pauvre sœur... qu’elle se souvient...

— Maman ? répéta la petite fille en regardant autour d’elle ; où est maman ? Elle est avec vous, ma tante Geneviève ?

— Non ; elle est au ciel ! murmura la novice en étouffant ses pleurs.

— Alors elle est avec mon père, reprit l’enfant ; mon papa aussi est allé au ciel ; il est mort.

Ces paroles tristes et naïves produisirent sur celles qui les entendaient un effet terrible : la jeune religieuse éclata en sanglots ; l’étrangère, pâle et tremblante, cacha son visage dans son mouchoir avec des gémissemens convulsifs. Suzanne, consternée, lui dit à voix basse : — Au nom du ciel, mademoiselle, remettez-vous ! Demandez qu’on ouvre la porte de clôture, que je puisse ôter enfin cette enfant de devant vos yeux... elle vous tue.

— Oui, je ne veux plus la voir... je ne veux plus l’entendre, s’écria l’étrangère avec une sorte d’égarement ; qu’on l’éloigne... que je ne la revoie jamais !

— Viens, viens, Félise, dit la sœur Geneviève en pleurant. Pauvre innocente, le monde te repousse, tes proches te haïssent, réfugie-toi ici comme moi.

La sœur-écoute, qui depuis un moment ne lisait plus son formulaire et prêtait l’oreille à cette scène, intervint alors : — Jésus-Marie ! dit-elle tranquillement, c’est un grand péché de se laisser aller à de tels mouvemens ; cette bonne dame paraît hors d’elle-même. Qu’est-ce qui a pu la transporter ainsi ! Retirons-nous, ma chère sœur ; je vais faire ouvrir la porte de clôture, afin de recevoir notre nouvelle pensionnaire.

— Elle est si petite, qu’elle peut, je crois, passer par le tour, répondit la novice ; voulez-vous le permettre, ma chère mère ?

— Certainement ; je vais moi-même lever le crochet, répondit-elle en se dirigeant vers une petite pièce contiguë au parloir, et qu’on appelait la chambre du tour.

Le tour d’un couvent était une armoire en forme de cylindre pratiquée dans un double mur, et pivotant sur son axe de manière à présenter alternativement toutes ses faces ; l’on y déposait les objets venant du dehors, et la tourière les recevait ainsi sans se laisser voir. C’était par cette voie qu’entraient les menues denrées et les petits présens que les personnes séculières envoyaient aux recluses. La sœur-écoute donna une légère impulsion à cet engin, qui tourna en grinçant sur son pivot. Suzanne se hâta de ramasser les bijoux et de les rejeter pêle-mêle dans le coffret ; puis elle prit Félise par le bras, la hissa dans le tour, lui mit