Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 16.djvu/156

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

premiers colons. L’instinct de la spéculation agricole est malheureusement rare en France : nos petits laboureurs croient naïvement qu’il suffit d’obtenir des produits pour réaliser des bénéfices, et ils tourmentent machinalement la terre sans s’inquiéter de l’état du marché. Les premières récoltes obtenues en Afrique par les Européens devaient inévitablement être renchéries par les frais extraordinaires d’installation et de défrichement, par la cherté de la main-d’œuvre, la difficulté des transports, les mécomptes de l’inexpérience. Les blés d’origine européenne, qu’il aurait fallu vendre au moins 25 francs l’hectolitre, rencontrèrent sur les marchés algériens les blés arabes au prix moyen de 10 francs. Le désenchantement fut cruel. Dans le premier moment de stupeur, les colons déclarèrent que la culture des céréales ne pouvait pas donner lieu à une exploitation profitable, aveu dont les ennemis de l’Algérie s’emparèrent pour en faire leur principal argument contre notre conquête. D’excellens esprits sont restés sous cette impression. M. Moll lui-même répète à plusieurs reprises que les colons ne doivent s’appliquer à produire les farineux que dans la mesure de leurs propres besoins ; que, loin d’avoir à spéculer sur l’exportation des blés, il ne faut pas même songer à disputer aux indigènes l’approvisionnement des villes maritimes et des places de guerre.

Malgré l’autorité du savant agronome, nos colons auraient grand tort, ce nous semble, de prendre son conseil à la lettre. La concurrence des indigènes, inquiétante sans doute, n’est pourtant pas de nature à décourager nos producteurs ; elle peut restreindre le marché, mais non pas l’accaparer. L’agriculture de l’Arabe est encore celle des âges primitifs ; son domaine est immense, relativement aux forces dont il dispose ; l’espace n’est rien pour lui. Il est rare qu’il exploite deux années de suite le même terrain. Entre les premiers jours de juillet et la fin de septembre, il fait choix d’un champ depuis long-temps abandonné, où d’épaisses broussailles, où de hautes herbes annoncent que le sol, suffisamment reposé, a repris sa vigueur : il nettoie cette terre par le feu, qui souvent, pour le malheur de la contrée, s’étend bien au-delà de l’espace destiné à la culture. Les cendres, les débris calcinés, détrempés par les fortes pluies d’automne et mêlés avec la boue, forment une sorte d’engrais pâteux. Dans les terrains qui n’ont pas été défoncés depuis long-temps, on favorise ce mélange par un premier labour. À partir du 15 novembre jusqu’à la fin de l’année, c’est le temps des semailles. La semence est jetée à la volée, dans la proportion moyenne d’un hectolitre par hectare, c’est-à-dire moitié moins de ce qu’on emploie communément en France ; puis on tâche de recouvrir cette semence par une légère façon donnée au sol. La charrue africaine est inférieure aux instrumens grossiers et défectueux de nos départemens les plus pauvres : conduite avec négligence, cette charrue effleure le sol en dessinant