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l’imagination, ou plutôt ce qu’ils appellent de ce nom, comme une forge, un laminoir ou une filature ; ils savent à point nommé en combien de milliers de paroles peut se dévider l’ombre d’une pensée, et, quand ils comptent les lignes qu’ils ont rangées en bataille comme une armée vivante et aguerrie, quoiqu’ils commandent à des fantômes, ils font semblant de se prendre pour les héritiers d’Alexandre. Ne leur faisons pas l’aumône d’une indulgence qu’ils n’accepteraient pas. Ne les jugeons pas d’après des lois qu’ils n’ont jamais étudiées. La critique sérieuse n’a pas à s’occuper d’eux, puisque depuis long-temps ils ont renoncé à s’occuper de littérature. Plaignons la foule, qui perd son temps et use ses yeux dans de pareilles lectures ; mais ne discutons pas d’après les règles du goût les œuvres qui n’ont rien à faire avec la discussion, qui sont nées sans raison de naître, et pour lesquelles la discussion ne saurait se faire assez petite. Le mérite de ces œuvres est une question purement industrielle où la critique n’a rien à voir. A quoi bon estimer tous les genres d’ignorance dont se compose le bagage de ces artisans, depuis l’ignorance de l’histoire jusqu’à l’ignorance de la langue ? Ils prendraient pour de la niaiserie notre étonnement ou notre colère, et nous ne voulons pas leur donner le plaisir de rire à nos dépens.

Par bonheur, le roman sérieux, le roman fondé sur l’analyse et le développement des passions humaines, compte encore quelques disciples fidèles et dévoués. Parmi eux et au premier rang il convient de ranger M. Jules Sandeau. L’auteur de Marianna ne s’est jamais adressé à la curiosité oisive ; il n’a jamais spéculé sur l’ennui, et, pour ma part, je l’en remercie. Il a compris le roman comme un genre vraiment littéraire, et il l’a traité littérairement Soutenu par cette conviction, il a produit à son heure, lentement ; il a donné à sa pensée le temps de mûrir, de s’épanouir, il s’est préoccupé des lois de la composition avec une bonne foi, une persévérance qui passera pour enfantine auprès de certains esprits, mais il a obtenu les suffrages des juges les plus sévères et, selon nous, son labeur a été dignement récompensé. Pour ma part, je n’ai jamais songé à compter les pages qu’il a signées de son nom ; je sais seulement qu’il n’y a pas une de ces pages qui n’offre au cœur un sujet de rêverie, à la pensée un sujet de méditation. Je sais que chacun des récits inventés par cet artiste laborieux est plein de vie dans la plus haute acception du mot, non de cette vie bruyante dont se composent le fonds même de la poésie. Tous les romans de M Jules Sandeau sont écrits d’un style sévère et châtié. L’auteur traite la langue avec un respect qui devient plus rare de jour en jour. Il cherche pour sa pensée la forme la plus transparente et la plus claire, et n’essaie jamais de trouver dans le choc des mots un bruit qui dissimule l’absence de la