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il est vrai, de sa façon. Fénelon se prononçait plus nettement encore, et déclarait que le vieux langage se faisait regretter. On voit qu’en toutes choses cet âge d’or, où tout fut pour le mieux, chacun le place toujours dans le passé, jamais dans le présent[1].

Ces réflexions devraient bien nous engager à ne pas lever si souvent les mains au ciel avec des transports de désespoir toutes les fois que nous sommes témoins d’un succès scandaleux ou d’une disgrâce imméritée, et à examiner un peu plus froidement si notre siècle est réellement aussi déshérité que quelques-uns le prétendent. Il est vrai que cet examen est tout-à-fait inutile pour ceux qui pensent qu’après les époques de perfection viennent fatalement des époques de décadence et d’incurable dépérissement.

A l’appui de ce système, on ne cite jamais qu’un exemple, le seul, en effet, qui puisse faire illusion, celui de la littérature romaine. Encore, pour que cet exemple fût concluant, faudrait-il que cette littérature se fût épuisée d’elle-même, sans intervention de causes extérieures. Or, l’avilissement de Rome sous les empereurs, le bouleversement du monde païen opéré par l’avènement du christianisme, les invasions des barbares, sont des faits qui reviennent rarement dans l’histoire du monde, et par conséquent dans l’histoire des littératures. Lors même que cet exemple aurait quelque valeur, oublie-t-on que la littérature grecque s’est renouvelée pendant dix siècles, en Ionie, à Athènes, à Alexandrie, partout enfin où vécut le génie de la Grèce ? Oublie-t-on que la littérature italienne s’est relevée trois fois déjà ? Et la littérature anglaise, que de transformations et de vicissitudes depuis Shakspeare jusqu’à Byron !

Sans doute il y a dans la vie des littératures, comme dans la vie des hommes, un âge d’innocence qui passe pour ne plus revenir : un peuple

  1. cette prévention est peut-être inévitable ; cependant nous commettons aussi sur ce point quelques injustices volontaires dont il serait bon de se préserver. Non-seulement nous ne jugeons les siècles passés que sur leurs grands hommes, mais ces grands hommes mêmes, nous ne les jugeons que sur ce qu’ils ont fait d’excellent. Quand on nous parle de Corneille et de Molière, nul ne pense aux dix pièces illisibles de l’un, ni au Don Garvie de l’autre, et l’on a raison ; mais un moderne n’en est pas quitte à si bon marché. Parlez à quelque critique mécontent de son siècle des Méditations et des Harmonies : — Très bien, vous dira-t-il en hochant la tête ; mais la Chute d’un Ange, mais les Recueillemens poétiques….. — Et le même homme vous citera avec enthousiasme une vingtaine de strophes admirables, choisies çà et là dans Malherbe au milieu d’un déluge de strophes détestables, et qui suffisent pourtant à faire de Malherbe un poète excellent, tandis que, pour M. de Lamartine, le Lac, le Crucifix, vingt autres pièces, ne suffisent point ! Que voulez-vous ? il a fait la Chute d’un Ange et les Recueillemens poétiques. — On répondra peut-être qu’il faut savoir gré à Malherbe d’avoir écrit quelques belles choses à une époque où la langue n’était pas encore formée ; mais il me semble que, pour ceux qui pensent que nous sommes en décadence, il n’y a guère moins de mérite à avoir fait le lac dans un temps de corruption que les Stances à Duperrier à une époque de barbarie.