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Quand on juge un siècle à distance, l’effet n’est plus le même : le XVIIe siècle, par exemple, n’est plus pour nous qu’un groupe illustre de quelques grands hommes se détachant dans le lointain sur un fond de lumière et dominant leurs contemporains prosternés autour d’eux ; ce tableau nous enchante ; peu à peu nous nous habituons à croire qu’à cette époque privilégiée tout le monde pensait et écrivait à peu près comme ces grands hommes, et nous répétons avec complaisance le mot de Courier : « La moindre femmelette de ce temps-là vaut mieux pour le langage que les Jean-Jacques, Diderot, d’Alembert, contemporains ou postérieurs. » Malheureusement cette douce illusion se dissipe lorsqu’on approche et qu’on étudie le grand siècle ailleurs que dans les chefs-d’œuvre. Descendez un peu plus bas que les grands hommes, non pas aux derniers rangs, mais seulement de quelques degrés au-dessous, et vous trouverez qu’alors le mauvais langage n’était guère plus rare qu’aujourd’hui ; que s’il paraissait moins de détestables ouvrages, c’est uniquement parce qu’on écrivait beaucoup moins, et que les femmelettes qui auraient pu en remontrer à Jean-Jacques seraient des femmes rares dans tous les temps. Lisez les mémoires et les correspondances d’alors ; vous verrez Mascaron, La Rue, Fléchier, faire fort bonne figure à côté de Bossuet, et beaucoup de poètes infimes occuper la renommée au moins autant que Molière et La Fontaine. Alors, comme aujourd’hui, les bons et les mauvais auteurs étaient souvent confondus et placés sur le même rang. La postérité seule a fait le triage, les contemporains ne le faisaient pas. Quelques chefs-d’œuvre paraissaient de temps en temps, mais l’homme de goût était poursuivi chaque jour par la prose insipide et par les méchans vers, et, dans sa mauvaise humeur, il était souvent tenté de s’écrier, comme Alceste au plus beau moment du siècle, en 1666 :

Le méchant goût du siècle en cela me fait peur :
Nos pères tout grossiers l’avaient beaucoup meilleur,
Et je prise bien moins tout ce que l’on admire
Qu’une vieille chanson que je m’en vais vous dire.

« Si nos ancêtres ont mieux écrit que nous, dit La Bruyère, ou si nous l’emportons sur eux par le choix des mots, par le tour et l’expression, par la clarté et la brièveté du discours, c’est une question souvent agitée, toujours indécise : on ne la terminera point en comparant, comme l’on fait quelquefois, un froid écrivain de l’autre siècle au plus célèbre de celui-ci, ou les vers de Laurent, payé pour ne plus écrire, à ceux de Marot et de Desportes. Il faudrait, pour prononcer juste sur cette matière, opposer siècle à siècle et excellent ouvrage à excellent ouvrage, par exemple, les meilleurs rondeaux de Benserade ou de Voiture à ces deux-ci, qu’une tradition nous a conservés... » Et La Bruyère nous cite, comme Alceste, deux échantillons du temps passé, qui sont peut-être,