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aussi commune qu’aujourd’hui. On ne s’est pas contenté de nous avertir que la poésie française était en proie à une effrayante corruption ; on ajoute, pour nous consoler, que cette décadence était inévitable, et que les choses devaient se passer ainsi. On a bâti là-dessus le plus triste système du monde, la doctrine du fatalisme a pénétré presque dans l’histoire littéraire, et, si l’on en croit quelques critiques, une langue n’a que trois périodes à parcourir : elle naît, elle vit, elle meurt, sans espérance de résurrection. Ah ! combien est plus consolante l’opinion d’Horace, et plus riante la comparaison dont il se sert !

Ut sylvæ foliis pronos mutantur in annos
Prima cadunt, ita verborum vetus intcrit ætas...


Mais non ; pour nos Jérémies modernes, un idiome n’est point cet arbre qui, perdant ses feuilles au déclin de l’année, les verra renaître au printemps : c’est une plante chétive qui ne fleurit qu’une fois et qui meurt avec l’automne.

Cette doctrine est neuve sans doute, mais elle est désolante ; et ce qui semble parfois assez singulier, c’est de voir les gens qui la professent s’en affliger médiocrement. Ils aiment sans doute les lettres, quand ce ne serait que par reconnaissance, puisqu’ils leur doivent souvent tout ce qu’ils sont. Ce devrait être pour eux une affliction profonde de voir mourir une littérature, surtout celle de leur patrie ; car la mort d’une littérature est ce qu’il y a de plus triste au monde après la mort d’une nation.

Chose plus bizarre encore ! au-dessus de ces gens, dont le métier est de gémir perpétuellement, se trouvent des écrivains célèbres qui déplorent sérieusement notre décadence, et auxquels pourtant notre époque doit une partie de sa gloire littéraire ; ils ne cessent de défendre leur système dans un style qui le dément. Cela me rappelle qu’au moment où éclata la querelle des anciens et des modernes, tous les modernes illustres, Racine. Boileau, La Bruyère, Fénelon, La Fontaine lui-même, prirent parti pour les anciens. Admirable modestie de ces grands hommes ! ils ne s’apercevaient pas que leurs œuvres étaient la meilleure réponse qu’on put opposer à leur opinion. Il est vrai que La Motte et Perrault avaient trop de rancune, ou pas assez d’esprit, pour employer un si bon argument.

Il faut pourtant convenir que cette prévention des gens d’esprit contre leurs contemporains est un sentiment assez naturel. Placé au milieu même d’une société, vous en voyez mieux toutes les misères ; et comme en littérature, ainsi qu’en toute autre chose, le médiocre et le mauvais abondent, les œuvres misérables nous masquent les chefs-d’œuvre. En tout temps, les bons livres sont des raretés ; les livres sans valeur sont le pain quotidien de la littérature, et l’on conçoit que les esprits délicats s’impatientent de trouver si rarement une nourriture à leur gré.