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place près de sa femme à l’esclave qui me suivait, et celle-ci alla sans hésiter s’asseoir sur le tapis de la khanoun (dame), après avoir fait les salutations d’usage.

On se mit à distribuer du café et des pipes, et des Nubiennes commencèrent à danser au son des tarabouks (tambours de terre cuite), que plusieurs femmes soutenaient d’une main et frappaient de l’autre. — La famille du reïs était trop pauvre sans doute pour avoir des almées blanches ; — mais les Nubiens dansent pour leur plaisir. Le loti ou coryphée faisait les bouffonneries habituelles en guidant les pas de quatre femmes qui se livraient à cette sallarelle éperdue que j’ai déjà décrite, et qui ne varie guère qu’en raison du plus ou moins de feu des exécutans.

Pendant un des intervalles de la musique et de la danse, le reïs m’avait fait prendre place près d’un vieillard qu’il me dit être son père. Ce bonhomme, en apprenant quel était mon pays, m’accueillit avec un juron essentiellement français, — que sa prononciation transformait d’une façon comique. C’était tout ce qu’il avait retenu de la langue des vainqueurs de 98. Je lui répondis en criant : « Napoléon ! » Il ne parut pas comprendre. Cela m’étonna ; mais je songeai bientôt que ce nom datait seulement de l’empire. — Avez-vous connu Bonaparte ? lui dis-je en arabe. Il pencha la tête en arrière avec une sorte de rêverie solennelle, et se mit à chanter à pleine gorge :


Ya salam, Bounabarteh !
Salut à toi, ô Bonaparte !


Je ne pus m’empêcher de fondre en larmes en écoutant ce vieillard répéter le vieux chant des Égyptiens en l’honneur de celui qu’ils appelaient le sultan Kébir. Je le pressai de le chanter tout entier ; mais sa mémoire n’en avait retenu que peu de vers[1]. Cependant le reïs, indifférent à ces souvenirs, était allé du côté des enfans, et l’on semblait préparer tout pour une cérémonie nouvelle.

En effet, les enfans ne tardèrent pas à se ranger sur deux lignes, et les autres personnes réunies dans la maison se levèrent ; car il s’agissait de promener dans le village l’enfant qui, la veille déjà, avait été promené an Caire. On amena un cheval richement harnaché, et le petit bonhomme, qui pouvait avoir sept ans, couvert d’habits et d’ornemens de femme (le tout emprunté probablement), fut hissé sur la selle, où deux de ses parens le maintenaient de chaque côté. Il était

  1. « Tu nous as fait soupirer par ton absence, ô général qui prends le café avec du sucre ! ô général charmant dont les joues sont si agréables, toi dont le glaive a frappé les Turcs ! salut à toi !

    « Ô toi dont la chevelure est si belle ? depuis le jour où tu entras au Caire, cette ville a brillé d’une lueur semblable à celle d’une lampe de cristal ; salut à toi ! »