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pendant miss Tucker, l’ex-maîtresse de pension, qui est également une création originale, et que l’on croit voir, à côté de miss Florentine, harcelant cette généreuse enfant de ses exigences égoïstes, de ses susceptibilités toujours en éveil et toujours froissées. Miss Tucker n’est au fond qu’une mendiante décemment vêtue, mais une mendiante à part, d’un caractère difficile et revêche, qu’on est sûr de blesser en ne lui donnant pas, et d’offenser en lui donnant. A chaque bienfait, elle répond par une plainte, et, dans son cœur, où fermentent mille instincts envieux, la reconnaissance ne peut germer. Elle flatte pour obtenir et mord ensuite la main qui s’est ouverte. Sous prétexte qu’elle est humiliée de vivre aux dépens d’autrui et que rien ne lui doit rappeler cette humiliation, elle use et abuse tyranniquement de l’hospitalité la plus cordiale. C’est un type ignoble et laid, mais d’une vérité, d’une originalité incontestables.

Le vieux Goldthumb n’est pas, il s’en faut, une figure aussi nouvelle, et, sans aller plus loin, il rappelle à beaucoup d’égards le Jeremy Grigson de mistress Gore. Cependant il y aurait injustice à lui refuser quelque valeur comique. Ce brave homme, avant d’être rentier et propriétaire, faisait le commerce des coffres et malles. Il y a puisé le goût des lettres. Pour comprendre ce phénomène, il est bon de savoir que les malles anglaises sont garnies à l’intérieur avec du papier fourni d’ordinaire par la librairie en déconfiture. Poèmes incompris, philosophie sans adeptes, romans et tragédies qu’on ne lit pas, arrivent en dernière analyse chez le layetier du coin ; de là mille plaisanteries plus réservées que les nôtres en pareille occurrence, et dont vous retrouverez la trace, soit dans la correspondance familière de Byron, soit dans les charmans essais de Lamb, partout enfin où il est fait allusion aux misères du métier d’auteur. Maintenant vous devinez quel genre d’érudition Goldthumb a pu acquérir en pratiquant la petite industrie à laquelle il doit sa fortune, et vous comprendrez le quiproquo suivant, qui rend assez piquante sa première entrevue avec sir Gilbert Norman, athlète émérite des luttes parlementaires. Sir Gilbert reçoit d’abord l’ex-fabricant de coffres avec une certaine réserve passablement méprisante ; seulement il s’étonne quelque peu de lui entendre citer pédamment je ne sais quel dicton poétique, et Goldthumb, charmé de l’effet produit par ce petit échantillon de littérature, n’en est que plus disposé à étaler toute sa science. Il raconte à l’ancien membre du parlement, qui ne s’en soucie guère, ses discussions conjugales à propos du voyage d’Italie, rêve favori de mistress Goldthumb, et que son mari éloigne autant qu’il le peut :


«... Comme je vous le disais, poursuit-il, avant de quitter l’Angleterre...