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peut, sans être ébloui, vivre au milieu du monde et se retrouver ensuite, sans en être attristé, dans la solitude studieuse où mûrissent les œuvres d’art. Malheureusement il paraît que ce sont là des qualités difficilement conciliables, car le monde, jusqu’à présent, n’a guère trouvé pour le peindre que des miniaturistes empressés à se copier l’un l’autre, non des peintres originaux sachant donner à leurs tableaux le cachet durable de la vérité humaine.

Aussi n’avons-nous pas été surpris de voir mistress Gore échouer, après tant d’autres, dans cette mission délicate qu’elle s’était donnée. Nous n’avons pas été surpris de la voir confondre les ressources du roman et celles du théâtre, et, nonobstant ce désir d’innovation si clairement et si fièrement manifesté, se traîner sur les traces de sir E. L. Buhver, dont la pièce intitulée l’Argent était, en 1844, le dernier effort à peu près heureux de la comédie contemporaine.

Un ou deux changemens de noms, — vous savez si cette donnée est nouvelle, — servent de nœuds à la pièce de mistress Gore. Henry Grigson, lieutenant de marine, est rappelé en Angleterre par une riche tante qui veut lui faire épouser sa fille. Au lieu de venir tout droit et ouvertement réclamer sa fiancée, Henry, docile aux conseils de sa tante, prend le nom d’un de ses compagnons d’armes, lord Algernon Fitz-Urse, descendant d’une des premières familles du royaume-uni. L’oncle, Jeremy Grigson, commerçant retiré, dont il flatte ainsi la manie aristocratique, accueille avec le plus profond respect son neveu, qu’il se garde bien de reconnaître. Premier quiproquo, d’où bon nombre de méprises doivent infailliblement jaillir.

Jeremy Grigson, aspirant aux honneurs parlementaires, qui doivent le conduire à prendre rang parmi la noblesse, s’est fait le très humble serviteur du comte de Hunsdon, secrétaire d’état en disponibilité, dont il est le voisin de campagne. Inutile de dire que le fier patricien subit à regret une alliance quelconque avec l’ancien marchand de Gracechurch-Street ; mais Grigson est riche, il a de quoi subvenir aux frais énormes d’une élection, elles domaines du comte sont grevés de lourdes hypothèques : c’est encore, vous le voyez, le comte Dorante courtisant la marquise Dorimène, — c’est-à-dire, en 1844, les électeurs d’Oldfield — aux frais d’un manant enrichi.

Ces rapports ainsi établis vous expliqueront comment la comtesse de Hunsdon, apprenant par un officieux parasite qu’un original assez curieux est débarqué chez les Grigson, se décide à faire invasion chez ces croquans et à les enlever en masse, sous prétexte de les appeler aux répétitions d’une comédie qui doit se jouer chez elle. Comme le vieux bonhomme d’oncle, elle donne dans le piège tendu par mistress Grigson, et accepte, elle aussi, pour un rejeton de noble race, le prétendu Fitz-Urse,