Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/99

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de ses juges allaient décider de sa destinée, il leur rappela arrogamment que l’oracle de Delphes l’avait déclaré le plus sage des hommes. En vain des murmures menaçans l’avertirent du mécontentement général : il ajouta qu’il en était aussi le meilleur et que la république devrait le nourrir au Prytanée ; puis, s’enveloppant dans son orgueil comme dans une robe d’innocence, il annonça aux héliastes que, s’ils osaient le condamner, les Athéniens en seraient punis par un châtiment plus rude que ne lui était la mort[1]. Ainsi qu’on l’a supposé, ce prétendu démon n’était pas une imposture habilement imaginée pour donner plus de crédit à sa parole et faciliter son rôle de réformateur ; Socrate était sur ce point très sincèrement fanatique, sa foi aveugle à tous ses pressentimens ne l’abandonnait pas dans les circonstances les plus graves : quoiqu’il s’agît dans son procès de sa vie et de l’honneur de ses doctrines, il ne prépara aucune défense ; de son propre aveu, il avait voulu s’en occuper par deux fois, et son génie l’en avait dissuadé.

Quelle que fût la pureté réelle de ses principes, Socrate était donc vraiment plus dangereux que les autres sophistes ; il était plus odieux aux hommes honnêtes, et, le respect général qui environne sa mémoire depuis deux mille ans ne peut empêcher de le reconnaître, il devait paraître fort ridicule à tous ses concitoyens. La délicatesse naturelle aux Athéniens et leur amour inné du beau les rendaient extrêmement sensibles à la grace de l’extérieur et à l’élégance de la toilette : or, Socrate portait une barbe touffue et mal peignée ; le désordre de ses vêtemens touchait au cynisme ; ses mouvemens étaient gauches, ses expressions communes, ses comparaisons triviales ; il avait l’air épais, insolent, lubrique, et sa laideur était assez malheureuse pour que Platon, dont l’enthousiasme se portait facilement aux dernières extrémités, l’ait comparé, dans le Banquet, à Silène, qui cachait son caractère de dieu sous une forme grotesque. Cet homme, qui prétendait réformer ses contemporains, avait une femme qu’il pouvait catéchiser à son aise, et l’humeur acariâtre de Xantippe était devenue proverbiale, et lui attirait chaque jour des désagrémens publics. Enfin ses éternelles rêveries et les étranges distractions qui en étaient la conséquence divertissaient singulièrement l’esprit léger des Athéniens : ils se racontaient en riant qu’au siège de Potidée, il était resté comme un terme, attendant une pensée tout un jour et toute une nuit, et que son génie l’avait fait renverser dans la boue par un troupeau de cochons.

Un tel homme était donc au point de vue de la comédie une excellente

  1. Platon, Apologie, p. 36 et 39. Xénophon lui-même convient de son imprudence, et il l’explique par son âge avancé, qui l’empêchait de tenir, beaucoup à la vie (Apologie, p. 701) ; mais une pareille excuse n’est pas même spécieuse : un homme aussi vertueux ne pouvait provoquer ainsi froidement ses concitoyens à commettre un crime.