droit ; aussi, pour rester conséquent avec lui-même, non-seulement il n’acceptait les lois de son pays que sous bénéfice d’inventaire, mais il professait un scepticisme irrémédiable à l’endroit des affaires publiques, et leur refusait systématiquement son concours. Quoique la constitution l’obligeât d’assister aux assemblées du peuple et regardât l’indifférence politique comme un crime, il restait, par scrupule de conscience, étranger à toutes les délibérations. Dans l’absence de tout principe qui pût diriger leur conduite, ceux de ses disciples qui entraient dans la vie publique n’écoutaient que leur intérêt personnel ; ils suivaient indifféremment les partis les plus opposés et ne s’accordaient qu’en un seul point, le mépris des lois de leur patrie. On trouvait, aux premiers rangs des factieux, Alcibiade, le turbulent partisan d’une démocratie effrénée ; Théramenes et Critias, les chefs des trente aristocrates dont Sparte imposa la tyrannie à Athènes comme la plus sûre garantie de son abaissement, et ce Xénophon qui renia humanitairement sa patrie, parce qu’il était plus avantageux de s’allier avec ses ennemis. Encore si ces dangereuses doctrines s’étaient produites à haute voix sur la place publique, les bons citoyens auraient pu leur répondre, et les votes du peuple les eussent frappées d’une réprobation éclatante ; mais Socrate n’abordait jamais la tribune aux harangues : il se tenait en embuscade sous les portiques, guettant les passans et les tirant par le manteau pour les forcer à lui prêter l’oreille. Au lieu d’attaquer loyalement leurs opinions par des raisonnemens sérieux, il les troublait par des questions captieuses, et, lors même qu’il ne les gagnait pas à ses idées, son ironie inquiétait leurs convictions et affaiblissait leur patriotisme[1]. La plupart des autres sophistes avaient au moins une sorte d’excuse ; ils étaient étrangers et ne devaient rien au bonheur d’Athènes. Socrate, au contraire, y était né de parens athéniens ; c’était dans sa propre patrie que ses opinions fomentaient le désordre, et le parti conservateur avait toute raison de trouver à la fois ses agressions plus dangereuses et plus criminelles.
Plus encore que l’ironie poignante qu’il apportait dans toutes les discussions, l’orgueil démesuré de Socrate avait aussi soulevé contre lui de vives animosités. Il en était venu jusqu’à prétendre qu’un génie supérieur à l’humanité était attaché à sa personne et lui inspirait toutes ses résolutions[2]. Dans sa défense, au moment même où les sentimens
- ↑ Il apprenait seulement à douter, selon Plutarque, — Questions platoniques, quest. I, par. I, no 6, et par. 4, no 2.
- ↑ voyez Platon, Apologie, p. 31 et 40 ; Phèdre, p. 342 ; Xénophon, Memorabilia. t. I, ch. I, par. 2 et 3 ; Plutarque, Du Génie de Socrate, et Meiners, De Genio Socratis, dans la p. 2 du t. III de ses Philosophische Schriften. Fanatisme à part, ce génie était la substitution de la raison individuelle à l’autorité de la patrie.