Les incidens du voyage d’hiver, et le récit des journées de chasse que l’intrépide gentleman se procura au prix de tant de souffrances, forment au milieu de son livre une petite épopée à part, qui enrichirait le Journal des Chasseurs. Son guide sauvage, qui porte le nom français de Jacques, est ivrogne et turbulent. C’est à grand’ peine qu’on peut dérober à ses indiscrètes recherches la provision d’eau-de-vie et de rhum que les voyageurs ont emportée pour combattre l’influence du froid. Malgré tout, il parvient à se griser, et la caravane s’égare au hasard, non sans accidens à moitié tragiques, sur des routes parfaitement invisibles. Les auberges deviennent de plus en plus sauvages. La dernière, sur les confins du pays cultivé, n’est qu’une misérable hutte, où, dans une seule pièce de trente pieds carrés, l’hôte et l’hôtesse, et leurs trois filles, et leurs quatre domestiques, avec cinq ou six Indiens, étaient installés quand nos voyageurs y demandèrent asile. M. Boivin, l’aubergiste, les reçut avec un empressement tout français ; mais, à part le droit de s’étendre à l’abri du toit commun, que pouvait-il leur offrir ? Encore est-il à remarquer que les Indiens et les domestiques mâles, fumant à qui mieux mieux, avaient rendu le parquet inhabitable pour un Anglais bien élevé. « Sur cette abominable mer, nous parvînmes à découvrir deux îles, et nous y étendîmes nos robes de peau de bufle, » dit le voyageur avec un ressentiment que le temps n’a pu affaiblir. Au reste, dans cet étrange pêle-mêle, la décence était aussi bien observée que possible. Les dames ne se couchèrent que lorsque, rassurées par le ronflement des voyageurs endormis, elles purent éteindre les flambeaux et se déshabiller dans une complète obscurité.
On repartit à la pointe du jour, en compagnie cette fois de quelques nouveaux guides, Hurons à moitié, Français pour le reste, qui habitent Sorette, et font métier de se mettre, eux et leurs chiens, à la disposition des sportsmen anglais. C’est une race dégénérée, avide, adonnée au vin, immonde en tout point, qui s’abâtardit de jour en jour, et perd peu à peu jusqu’à son talent pour la chasse, ce dernier gagne-pain, cette suprême faculté qui lui restait. Deux ou trois heures après, les voyageurs arrivèrent « dans la forêt, » c’est-à-dire dans le désert ; entre eux et le pôle, il n’y avait plus trace de civilisation. Les routes frayées s’arrêtaient à cet endroit, et la plaine immense s’ouvrait devant cette poignée de chasseurs aventureux ; mais le gibier ne se montrait pas encore : il fallut marcher toute la journée à travers les épicéas et les pins, sur la neige, où, sans leurs raquettes canadiennes[1], nos sportsmen seraient infailliblement restés ; encore trébuchaient-ils à chaque pas contre les branches serrées des taillis qui pointent de toutes parts sous ce tapis épais et durci.
Le soir venu, les Indiens creusèrent dans la neige la hutte où il
- ↑ Snow-shoe, mot à mot souliers à neige.