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lumière du soleil, à l’humanité tout entière. Jusqu’à Socrate, la loi prétendait régenter l’homme dans ses croyances les plus intimes et dans ses sentimens ; il fut le premier à réclamer les droits qu’il tenait de la nature, à distinguer la morale de la politique, et restitua le gouvernement des actions purement humaines à la conscience. Sa destinée fut celle de tous les grands révolutionnaires ; il était mal apprécié de ses contemporains. Pour être comprises, ses idées heurtaient trop brusquement les idées en possession du monde, et conspiraient trop imprudemment contre des faits que le temps seul pouvait changer. Peut-être même sa vie n’était-elle pas une preuve assez convaincante de l’excellence de sa doctrine ; non qu’elle ne dépassât de beaucoup le niveau commun, des moralités de son siècle, mais on eût voulu y voir des améliorations assez importantes pour légitimer la dangereuse nouveauté de ses opinions, et sa conscience était certainement bien moins élevée que son intelligence. Il recommandait à ses disciples de faire du mal à leurs ennemis[1]. Les questions captieuses dans lesquelles il embarrassait ses adversaires auraient répugné à une bonne foi sévère ; à la joie maligne et dédaigneuse avec laquelle il les acculait dans une contradiction, on sentait qu’il aimait mieux ses opinions que ses semblables ; ses avances aux jeunes gens semblaient étranges même à Athènes, et l’accusation de bigamie qui pèse sur sa mémoire était trop répandue dans l’antiquité pour ne pas se rattacher à quelque fait vraisemblablement exagéré par la malveillance ; mais d’une nature très peu édifiante. Quand les Nuées furent représentées, Socrate était simplement confondu avec les sophistes[2]. Comme eux, il révoquait en doute toutes les vérités établies, et en appelait à son propre jugement du jugement de tous les autres ; comme eux, il s’attaquait plus à la personne de ses adversaires qu’à leurs opinions, et, jugeant excellent tout raisonnement qui leur fermait la bouche, il employait au besoin les distinctions les plus subtiles et les raisons les plus décidément fausses. Comme eux enfin, si nous osons le dire, il appliquait le jésuitisme à la logique.

Au fond : cependant la différence était grande[3]. La discussion n’était pour les sophistes qu’une parade à la porte de leur école, où il ne s’agissait que de bien escamoter les objections et de faire admirer les tours de souplesse de leur esprit ; ils n’admettaient que des vérités momentanées,

  1. Kαχώς ποεέιν ; Xénophon, Memorabilia, liv. II, ch. VI, § 35.
  2. Dans son discours Contre Timarque, prononcé plus de cinquante ans après la mort de Socrate, après l’apaisement de toutes les passions, Eschine l’appelle un sophiste, p. 24 édit. D’Estienne, voyez Hermann, Geschichte und System der Platonischen Philosophie ; p. 320, note 270-272.
  3. Voyez Schleiermacher, Ueber den Werth des Sokrates als Philosophen, dans le Denkschriften der Akademie der Wissenschafften (classe philosophique), p. 62, 64 ; Berlin, année 1814-15, et Gerlach, Sokrates und die Sophisten, passim.