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l’organisation démocratique des États-Unis, les craintes jalouses du peuple américain, sa résistance à l’accroissement de l’impôt, n’avaient jusqu’ici empêché le développement de ses institutions militaires. Comme on le sait, la république fédérale n’a pas d’armée régulière, à moins que l’on ne veuille baptiser de ce nom un corps de douze mille soldats dispersés parmi dix-sept millions d’habitans sur un pays ou plutôt sur une frontière de deux mille milles. A peine suffisent-ils à occuper tous les postes fortifiés qui garantissent plus ou moins l’intégrité du territoire ; comme force agressive, ils ne comptent pas. Quant à la milice, tout au plus apte à la défense des villes ou bien encore à inquiéter une armée d’invasion, il est parfaitement reconnu qu’elle ne s’aventurerait pas impunément au dehors contre des forces disciplinées, celles-ci fussent-elles très inférieures en nombre. Bref, comme M. de Tocqueville l’a fort

bien laissé pressentir, la fédération américaine, transportée au milieu des états européens, serait à la merci des monarchies qui, sous le rapport des ressources matérielles, peuvent le moins lui être comparées.

Mais cet état de choses si singulièrement anormal, jusques à quand durera-t-il ? Jusqu’à ce que ses inconvéniens se soient fait sentir aux Américains. Supposez par exemple que la lutte avec le Mexique, objet d’enthousiasme national, amène de honteux revers ; supposez la Grande-Bretagne intervenant et les milices américaines reculant devant ces troupes mercenaires que le fouet discipline et que leurs chefs insultent publiquement, croyez-vous qu’une pareille humiliation fût perdue ? et doutez-vous qu’en moins de dix ans, si les États-Unis modifiaient à cet égard leurs idées de gouvernement, ils ne pussent porter à cent ou

deux cent mille hommes leur armée permanente ? Or, cela revient à

dire qu’en moins de dix ans ils peuvent se mettre en état d’envahir

les possessions anglaises sans qu’il soit possible ni à l’Angleterre de les défendre, ni à ses colons, y fussent-ils intéressés et résolus, de se protéger eux-mêmes.

Au surplus, et par la seule force des choses, sans qu’il soit besoin pour y arriver de conquête armée, ni d’employer les baïonnettes, ce

résultat nous paraît tout-à-fait inévitable. Cette invasion contre laquelle l’Angleterre prend aujourd’hui tant de précautions, ces attaques en vue desquelles on augmente à grands frais les fortifications de Québec et les garnisons du Canada, ont lieu chaque jour, à chaque minute, sous les yeux des gouverneurs anglais, sans qu’ils y puissent apporter le moindre obstacle. La force d’expansion qui pousse de tous côtés les entreprises individuelles des Américains, les fréquentes communications qui en résultent entre les cultivateurs du Canada et ces hardis négocians, les transactions de jour en jour plus nombreuses, les intérêts de jour en jour plus unis et plus étroitement solidaires, feront en quelques années ce qu’une armée ferait en quelques mois. Jusqu’à présent, le