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muslim, par un cheik, par un pacha peut-être ! Je puis devenir une grande dame… Vous voulez me quitter… menez-moi au bazar !

Voilà un singulier pays où les esclaves ne veulent pas de la liberté ! Je sentais bien, du reste, qu’elle avait raison, et j’en savais assez déjà sur le véritable état de la société musulmane, pour ne pas douter que sa condition d’esclave ne fût très supérieure à celle des pauvres Égyptiennes employées aux travaux les plus rudes et malheureuses avec des maris misérables. Lui donner la liberté, c’était la vouer à la condition la plus triste, peut-être à l’opprobre, et je me reconnaissais moralement responsable de sa destinée. « Puisque tu ne veux pas rester au Caire, lui dis-je enfin, il faut me suivre dans d’autres pays.

Ana enté sava-sava (partons tous les deux) ! me dit-elle, — et nous ne tardâmes pas à nous embarquer sur la branche du Nil qui conduit à Damiette.


Je quitte avec regret cette vieille cité du Caire, où j’ai retrouvé les dernières traces du génie arabe, et qui n’a pas menti aux idées que je m’en étais formées d’après les récits et les traditions de l’Orient. Je l’avais vue tant de fois dans les rêves de la jeunesse, qu’il me semblait y avoir séjourné dans je ne sais quel temps, — je reconstruisais mon Caire d’autrefois au milieu des quartiers déserts ou des mosquées croulantes ! Il me semblait que j’imprimais les pieds dans la trace de mes pas anciens ; j’allais, je me disais : — En détournant ce mur, en passant cette porte, je verrai telle chose, et la chose était là, ruinée, mais réelle.

N’y pensons plus. Ce Caire-là gît sous la cendre et la poussière ; l’esprit et les progrès modernes en ont triomphé comme la mort. Encore quelque mois, et des rues européennes auront coupé à angles droits la vieille ville poudreuse et muette qui croule en paix sur les pauvres fellahs. Ce qui reluit, ce qui brille, ce qui s’accroît, c’est le quartier des Francs, la ville des Italiens, des Provençaux et des Maltais, l’entrepôt futur de l’Inde anglaise,. L’Orient achève d’user ses vieux costumes, ses vieux palais, ses vieilles mœurs, mais il est à son dernier jour ; il peut dire, comme un de ses sultans : « Le sort a décoché sa flèche, c’est fait de moi, je suis passé ! » Ce que le désert protége encore en l’enfouissant peu à peu dans ses sables, c’est, hors des murs du Caire la ville des morts, la vallée des califes, qui semble, comme Herculanum, avoir abrité des générations disparues, et dont les palais, les arcades et les colonnes, les marbres précieux, les intérieurs peints et dorés, les enceintes, les dômes et les minarets, multipliés avec folie, n’ont jamais servi qu’à recouvrir des cercueils. Ce culte de la mort est un trait éternel du caractère de l’Égypte ; il sert du moins à protéger et à transmettre au monde l’éblouissante histoire de son passé.