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de son enseignement, Polycrate composa une défense de Clytemnestre et un éloge de Busiris. A Rome, sous les premiers empereurs, ces exercices de la parole ne purent que fausser le jugement et dépraver le sentiment moral de quelques rhéteurs mais les Athéniens s’y livrèrent avec tant de passion, leur esprit mobile s’ouvrait si volontiers à toutes les nouveautés et renonçait si facilement à ses plus fermes convictions, qu’il en résulta de graves dangers pour la république. D’abord mises en doute par un pur jeu d’esprit, les vérités les plus élevées et les plus utiles à l’état finirent par être sérieusement contestées. L’examen voulut tout scruter, tout approfondir, et l’incrédulité pénétra partout ; elle ne recula pas même devant le respect des ancêtres : leur sagesse fut méprisée, et leur exemple voué au ridicule. On n’observa plus les lois parce qu’elles exprimaient la volonté de l’état, mais parce qu’on les trouvait raisonnables, et on les dénigra librement en les accusant de contradiction et d’inintelligence, ou en leur opposant les lois inviolables de la nature et l’autorité des dieux. Les dieux eux-mêmes furent livrés à la discussion ; par ses idées sur la nature et sur l’esprit, Anaxagore rendait leur pluralité impossible[1] ; l’impiété de Prodicus était plus hardie encore dans ses attaques[2], et Diagoras enseignait publiquement l’athéisme[3]. Ces faciles exercices de la pensée déshabituèrent une jeunesse naturellement indolente du rude apprentissage de la palestre, et, dans un temps ou les guerres n’étaient qu’une suite de luttes corps à corps, l’endurcissement aux fatigues pouvait seul faire les bons soldats. Il fallut s’en remettre pour la défense de l’état au patriotisme à gages de troupes étrangères, et cette conséquence de l’invasion des sophistes dans la république n’était pas d’un moindre danger pendant la paix ; les jeunes gens perdirent, avec le sentiment de leur force, cette décision de caractère, le premier devoir et le plus bel apanage des hommes libres,

  1. Plutarque, Nicias, ch. XXIII ; Lucien, t. I, p. 81, édit. des Deux-Ponts ; Eusèbe, Prœparatio evangelica, l. XIV, ch. XVI. Il allait jusqu’à détruire l’individualité des dieux d’Homère et à en faire des abstractions de l’esprit. — Anaxagorœ fragmenta, p. 37, édit. de Schaubach. — Nous le rangeons parmi les sophistes, parce que c’est le nom que lui donnent Plutarque, Périclès, ch. XXXIII, et Diodore de Sicile, l. XII, ch. XXXIX.
  2. Il avait même osé composer un livre Περί Θεων ; voyez Geel, Historia critica sophistarum qui Socratis oetate Athenis foruerunt, p. 79, dans le Nova acta littearioe Societatis Rheno-T’rajectinoe, p. II, 1823.
  3. Voyez Mounier, Disputatio litteraria de Diagora Melio, et Bergk, Commentationum de reliquiis comedioe atticœ antiquœ, l. I, p. 171. L’impiété en était venue au point qu’Alcibiade osait parodier les mystères d’Éleusis dans la maison de Polytion, et que Critias, un disciple de Socrate, soutint, dans des vers qui nous ont été conservés par Sextus Empiricus, p. 403, édit, de Bekker, que les dieux étaient une invention du législateur.