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IX. – CHOUBRAH

Ma réponse lui paraissant favorable, l’esclave se leva en frappant les mains et répétait à plusieurs reprises : El fil ! el fil ! — Qu’est-ce que cela ? dis-je à Mansour. – La sitti (dame), me dit-il après l’avoir interrogée, voudrait aller voir un éléphant dont elle a entendu parler, et qui se trouve au palais de Méhémet-Ali, à Choubrah.

Il était juste de récompenser son application à l’étude, et je fis appeler les âniers. – La porte de la ville, du côté de Choubrah, n’était qu’à cent pas de notre maison. C’est encore une porte armée de grosses tours qui datent du temps des croisades. On passe ensuite sur le pont d’un canal qui se répand à gauche, en formant un petit lac entouré d’une fraîche végétation. Des casins, cafés et jardins publics profitent de cette fraîcheur et de cette ombre. Le dimanche, on y rencontre beaucoup de Grecques, d’Arméniennes et de dames du quartier franc. Elles ne quittent leurs voiles qu’à l’intérieur des jardins, et là encore on peut étudier les races si curieusement contrastées du Levant. — Plus loin, les cavalcades se perdent sous l’ombrage de l’allée de Choubrah, la plus belle qu’il y ait au monde assurément. Les sycomores et les ébéniers, qui l’ombragent sur une étendue d’une lieue, sont tous d’une grosseur énorme, et la voûte que forment leurs branches est tellement touffue, qu’il règne sur tout le chemin une sorte d’obscurité, relevée au loin par la lisière ardente du désert, qui brille à droite, au-delà des terres cultivées. A gauche, c’est le Nil, qui côtoie de vastes jardins pendant une demi-lieue, jusqu’à ce qu’il vienne border l’allée elle-même et l’éclaircir du reflet pourpré de ses eaux. Il y a un café orné de fontaines et de treillages, situé à moitié chemin de Choubrah, et très fréquenté des promeneurs. Des champs de maïs et de cannes à sucre et çà et là quelques maisons de plaisance, continuent à droite, jusqu’à ce qu’on arrive à de grands bâtimens qui appartiennent au pacha.

C’était là qu’on faisait voir un éléphant blanc donné à son altesse par le gouvernement anglais. Ma compagne, transportée de joie, ne pouvait se lasser d’admirer cet animal, qui lui rappelait son pays, et qui, même en Égypte, est une curiosité. Ses défenses étaient ornées d’anneaux d’argent, et le cornac lui fit faire plusieurs exercices devant nous. Il arriva même à lui donner des attitudes qui me parurent d’une décence contestable, et comme je faisais signe à l’esclave, voilée, mais non pas aveugle, que nous en avions assez vu, un officier du pacha me dit avec gravité : Aspettate, è per ricréare le donne (Attendez, c’est pour divertir les femmes). – Il y en avait là plusieurs qui n’étaient, en effet, nullement scandalisées, et qui riaient aux éclats.

C’est une délicieuse résidence que Choubrah. Le palais de Méhémet-Ali, assez simple et de construction ancienne, donne sur le Nil, en face