Il était clair désormais que j’avais fait une folie en achetant cette femme. Si elle persistait dans son idée, ne pouvant m’être pour le reste de ma route qu’un sujet de dépense, au moins fallait-il qu’elle pût me servir d’interprète. Je lui déclarai que, puisqu’elle était une personne si distinguée, il fallait quelle apprît le français pendant que j’apprendrais l’arabe. Elle ne repoussa pas cette idée.
Je lui donnai donc une leçon et d’écriture, je lui fis faire des bâtons sur le papier comme à un enfant, et je lui appris quelques mots. Cela l’amusait assez, et la prononciation du français lui faisait perdre l’intonation gutturale, si peu gracieuse dans la bouche des femmes arabes. Je m’amusais beaucoup à lui faire prononcer des phrases tout entières qu’elle ne comprenait pas, par exemple celle-ci : « Je suis une petite sauvage, » qu’elle prononçait : Ze souis one bétit sovaze. Me voyant rire, elle crut que je lui faisais dire quelque chose d’inconvenant, et appela Mansour pour lui traduire la phrase. N’y trouvant pas grand mal, elle répéta avec beaucoup de grace :: « Ana (moi) ? Bétit sovaze ? mafisch (pas du tout) ! » Son sourire était charmant.
Ennuyée de tracer des bâtons, des pleins et des déliés, l’esclave me fit comprendre qu’elle voulait écrire (ktab) selon son idée. Je pensai qu’elle savait écrire l’arabe et je lui donnai une page blanche. Bientôt je vis naître sous ses doigts une série bizarre d’hiéroglyphes, qui n’appartenaient évidemment à la calligraphie d’aucun peuple. Quand la page fut pleine, je lui fis demander par Mansour ce qu’elle avait voulu faire. – Je vous ai écrit ; lisez ! dit-elle. – Mais, ma chère enfant, cela ne représente rien. C’est seulement ce que pourrait tracer la griffe d’un chat trempée dans l’encre.
Cela l’étonna beaucoup. Elle avait cru que toutes les fois qu’on pensait à une chose en promenant au hasard la plume sur le papier, l’idée devait ainsi se traduire clairement pour l’œil du lecteur. — Je la détrompai et je lui fis dire d’énoncer ce qu’elle avait voulu écrire, attendu qu’il fallait pour s’instruire beaucoup plus de temps qu’elle ne supposait.
Sa supplique naïve se composait de plusieurs articles. Le premier renouvelait la prétention déjà indiquée de porter un habbarah de taffetas noir, comme les dames du Caire, afin de n’être plus confondue avec les simples femmes fellahs ; le second indiquait le désir d’une robe (yalek) en soie verte, et le troisième concluait à l’achat de bottines jaunes, qu’on ne pouvait, en qualité de musulmane, lui refuser le droit de porter.
Il faut dire ici que ces bottines sont affreuses et donnent aux femmes un certain air fort peu séduisant, et le reste les fait ressembler à d’énormes ballots ; — mais, dans les bottines jaunes particulièrement, il y a une grave question de prééminence sociale. Je promis de réfléchir sur tout cela.