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alors que l’on exila toutes ces femmes à Esné, dans la Haute-Égypte. Aujourd’hui cette ville de l’ancienne Thébaïde est pour les étrangers qui remontent le Nil une sorte de Capoue. Il y a là des Laïs et des Aspasies qui mènent une grande existence, et qui se sont enrichies particulièrement aux dépens de l’Angleterre. Elles ont des palais, des esclaves, et pourraient se faire construire des pyramides comme la fameuse Rhodope, si c’était encore la mode aujourd’hui d’entasser des pierres sur son corps pour prouver sa gloire ; — elles aiment mieux les diamans.

Je comprenais bien que le Juif Yousef ne cultivait pas ma connaissance sans quelque motif ; l’incertitude que j’avais là-dessus m’avait empêché déjà de l’avertir de mes visites aux bazars d’esclaves. L’étranger se trouve toujours en Orient dans la position de l’amoureux naïf ou du fils de famille des comédies de Molière. Il faut louvoyer entre le Mascarille et le Sbrigani. Pour mettre fin à tout calcul possible, je me plaignis de ce que le prix de l’esclave avait presque épuisé ma bourse. – Quel malheur ! s’écria le Juif ; je voulais vous mettre de moitié dans une affaire magnifique qui en quelques jours vous aurait rendu dix fois votre argent. Nous sommes plusieurs amis qui achetons toute la récolte des feuilles de mûrier aux environs du Caire, et nous la revendrons en détail aux prix que nous voudrons aux éleveurs de vers à soie ; mais il faut un peu d’argent comptant : c’est ce qu’il y a de plus rare dans ce pays, le taux légal est de 24 pour 100. Pourtant, avec des spéculations raisonnables, l’argent se multiplie… Enfin n’en parlons plus. Je vous donnerai seulement un conseil : vous ne savez pas l’arabe ; n’employez pas le drogman pour parler avec votre esclave ; il lui communiquerai de mauvaises idées sans que vous vous en doutiez, et elle s’enfuirait quelque jour ; cela s’est vu.

Ces paroles me donnèrent à réfléchir.

Si la garde d’une femme est difficile pour un mari, que ne sera-ce pas pour un maître ! C’est la position d’Arnolphe ou de George Dandin. Que faire ? l’eunuque ou la duègne n’ont rien de sûr pour un étranger ; accorder tout de suite à une esclave l’indépendance des femmes françaises, ce serait absurde dans un pays où les femmes, comme on sait, n’ont aucun principe contre la plus vulgaire séduction. Comment sortir de chez moi seul ? et comment sortir avec elle dans un pays où jamais femme ne s’est montrée au bras d’un homme ? Comprend-on que je n’eusse pas prévu tout cela ?

Je fis dire par le Juif à Mustafa de me préparer à dîner ; je ne pouvais pas évidemment mener l’esclave à la table d’hôte de l’hôtel Domergue. Quant au drogman, il était allé attendre l’arrivée de la voiture de Suez, car je ne l’occupais pas assez pour qu’il ne cherchât point à promener de temps en temps quelque Anglais dans la ville. Je lui