Le capitaine, après avoir fait le relèvement des côtes, commanda lui-même la manœuvre, fit orienter le navire, et donna tous les ordres nécessaires. Le vent soufflait par rafales, l’atmosphère était brumeuse, et la nuit qui descendait rendit bientôt l’obscurité si grande, que les lueurs phosphoriques de la mer marquaient seules notre sillage, et qu’on distinguait à peine la proue du vaisseau se détachant en noir sur la blancheur des lames. Ces îles signalées au déclin du jour, cette mer houleuse, ce ciel bas et sombre, cette longue nuit à passer dans des parages réputés dangereux, tout cela jetait un peu de tristesse dans nos esprits, bien que nous fussions rassurés par les mesures de prudence qui avaient été prises, et par la direction du compas, qui tendait à nous éloigner de la côte. Les matelots qui n’étaient point de service descendirent dans leur cabine ; le capitaine, le lieutenant et les passagers rentrèrent dans la dunette ; il ne resta sur le pont que le second capitaine et les hommes de quart. En apparence, tout allait bien : la brise avait molli, nous nous en félicitions, et c’était un fâcheux événement, car le navire, tombant en dérive, luttait avec peine contre des courans d’une extrême violence qui le portaient à la côte. Sans nous en douter, déjà nous courions à notre perte. Les nombreux canaux qui séparent les Maldives sont comme autant d’écluses par lesquelles s’engouffrent les flots. Dans la saison surtout où règnent les vents d’ouest, l’eau, se précipitant par grandes masses à travers le labyrinthe de toutes ces petites îles, produit un déplacement dont l’influence agit au loin. Malheur au bâtiment tombé pendant la nuit dans le lit de ces courans funestes ! Comment alors reconnaître et calculer cette force invisible qui attire sans agitation, qui entraîne sans relâche ? Comment signaler cette terre basse qui se cache sous les flots et disparaît complètement dans les ténèbres ?
Sur les neuf heures, une grande secousse se fit sentir ; un grand cri s’éleva de l’avant du bâtiment, où se tenaient les hommes de quart. Nous nous précipitâmes sur le pont. Dans cet instant, une seconde secousse, plus terrible que la première, ébranla le navire ; la crête d’un rocher de corail s’était écrasée sous sa quille. Pendant quelques minutes, il avança encore, montant, descendant, broyant les pointes des rochers, faisant entendre d’horribles craquemens ; sa mâture menaçait ruine, ses flancs se déchiraient. Enfin un reste d’élan le poussa sur un récif à fleur d’eau, où il demeura comme enseveli.
Il serait difficile de rendre l’impression qu’on éprouve dans un pareil moment : toutes les pensées se perdent dans un profond sentiment d’horreur ; on entend tout, on voit tout confusément, comme dans un rêve. Le calme ne revint à nos esprits que pour nous laisser voir toute l’étendue de notre malheur. Plus d’espoir de sauver le navire, le gouvernail était brisé, toute manœuvre était devenue inutile ; plus de