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aussi anciens que le monde, disparaîtront devant du matin fuient devant un régime nouveau, le régime des herbes, comme les brouillards du matin fuient devant la face du soleil.

L’idée de M Gleïzès compte quelques ancêtres dans les temps anciens ; il serait peut-être curieux de suivre la généalogie de ce système qui nous vient en droite ligne de l’Inde. Dans tous les siècles et chez tous les peuples, il y a eu des sectes et des hommes qui se sont interdit la nourriture animale. La plupart des ordres religieux en France ne mangeaient pas de viande. Les nouveaux dominicains, à la tête desquels figure le père Lacordaire, ne vivent que de fruits et de légumes dans l’intérieur de leur couvent. L’église défend à ses ecclésiastiques même séculiers, la chasse et le meurtre des animaux, en vertu ce principe qui s’étend a toute la nature : Ecclesia abhorret a sanguine. Quelques philosophes ont suivi le régime végétal par goût et par humeur. Abélard, retiré dans un désert, y vivait avec Dieu et les herbes. Le cardinal de Bernis, homme de cour et de plaisirs, avait horreur des viandes ; Milton dînait avec des légumes et soupait avec quelques olives ; quoique Jean-Jacques n’ait pas mis ses idées en pratique, on connaît son aversion pour la chair, si admirablement exprimée dans l’Emile. « Plus tard, raconte M. Gleïzès, Dussault le surprit mangeant avec plaisir une côtelette de mouton. Rousseau s’en aperçut, il eut honte et rougit jusqu’au blanc des yeux. » Bernardin de Saint-Pierre usa rigoureusement, assure-t-on, du régime des végétaux pendant dix années de sa vie, et c’est dans cette période d’innocence qu’il fit Paul et Virginie. Voici ce que Byron écrivait à sa mère « Je dois vous apprendre que depuis long-temps je me suis mis à un régime entièrement végétal ne mangeant ni viande, ni poisson ; ainsi je compte sur une grande provision de pommes de terre, d’herbes potagères et de biscuit. Je ne bois pas de vin. » Dix ans après, l’auteur du Corsaire ajouta du vin à ses repas. Lady Stanhope ne vivait que de racines. Volney rapporta de son voyage aux États-Unis l’aversion des viandes et la pratique du régime des fruits. M. Gleïzès n’avait guère rencontré parmi les vivans que Charles Nodier qui rêvât le monde où l’on ne verserait point le sang. MM. de Châteaubriand, de Lamartine, de Lamennais, refusèrent de s’associer à son système. Le charitable sectaire en souffrait pour eux, car il prétendait que sa manière de vivre aurait communiqué à ces nobles intelligences un degré d’élévation de plus. Aussi ne pouvait-il se défendre à leur égard d’une certaine amertume. « Les coursiers du génie, disait M. Gleïzès à cette occasion, n’ont point d’ardeur, s’il ne les nourrit avec l’herbe qu’il a fauchée lui-même. »

Le goût naturel que nous croyons avoir pour la viande était, aux yeux de M. Gleïzès, un goût perverti. Les anthropophages ne trouvent-ils