la langue de ses contemporains et en vivant de leur vie : on ne les anime de ses passions que lorsqu’elles ne sont pas complètement étrangères à leurs sentimens ; on ne se concilie leur approbation et leurs sympathies qu’en pactisant avec leurs idées et en se conformant à leurs mœurs et à leurs habitudes d’esprit. Pour le poète dramatique, ces nécessités sont encore plus impérieuses que pour les autres ; le public assemblé est plus susceptible et plus despote dans ses exigences ; bien des libertés que le lecteur n’eût pas remarquées blessent un spectateur que l’étonnement de ses yeux ou de ses oreilles avertit de leurs hardiesses. Ne demandons pas à Aristophane des comédies assises dans un fauteuil, des intrigues tirées au cordeau, des personnages si réguliers dans leurs allures, qu’ils semblent craindre de vivre et de déranger une boucle de leur perruque : il n’aurait pu les découvrir que dans les salons de Versailles. Ne l’accusons point de non-conformité à quelque prétendue théorie philosophique qui se pose intrépidement dans le vide, comme si la première condition de l’art n’était pas la vie, et qu’il pût exister sans être d’un temps quelconque et sans s’adresser à des hommes qui aient des idées reçues et un goût littéraire. Aristophane écrivait dans une démocratie qui considérait les individus comme les rouages purement mécaniques d’une grande machine politique, et leur refusait par principe tout droit au respect de leur personne. Les luttes ardentes de l’Agora habituaient l’oreille aux colères et aux outrages des partis ; chaque jour dans la Palestre de nombreux spectateurs familiarisaient leurs regards aux plus indécentes nudités, et leurs mœurs avaient conservé une candeur assez primitive pour que d’obscènes représentations fussent offertes à la vénération publique comme des symboles de la génération et de la vie. A un tel état de société il fallait une comédie turbulente, échevelée, impitoyable, d’une gaieté âcre et d’un front d’airain. Le gouvernement avait la prétention de résumer en lui les forces et la vie entière de tous les citoyens ; il ne leur permettait pas même d’être ridicules. Dans leur existence en plein air, étrangère aux bizarreries des conventions sociales et inaccessible à l’invasion des passions privées, il ne laissait point de place suffisante pour ces originalités de caractère, ces intrigues souterraines de la vie domestique, ces risibles contradictions entre les devoirs d’une position particulière et les exigences d’un sentiment individuel, qui se mêlent et se reproduisent incessamment dans la comédie moderne. L’art était nécessairement politique ; un public composé d’un peuple entier ne pouvait comprendre que des allusions à des choses de notoriété générale et ne sympathisait vivement qu’à des idées qui intéressaient le gouvernement de la république[1]. Les plus belles créations avaient un but pratique, elles aboutissaient à
- ↑ Dans la Paix, Aristophane se vante de n’avoir attaqué que des pensées et des actions dangereuses au bien de l’état. Voyez aussi Chevaliers, v. 511, 1274 et suiv. ; Guêpes, v. 1029. — Tous les poètes n’avaient pas la même retenue ; mais on obvia à cette licence par des lois positives, et on finit par donner aux personnes lésées le droit de se pourvoir en justice.