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que le tarif lui laisse par rapport aux agens du travail. Sa supériorité une fois assurée par là, elle la fortifiée, tant par l’usage des grands capitaux dont elle dispose que par l’étendue des débouchés acquis, et par une plus grande division du travail, qui en est la conséquence. Quant à la cherté de la main-d’œuvre, il nous serait facile de montrer que ce n’était point un obstacle ou du moins que cette cherté est compensée par le bas prix des capitaux. Il est clair cependant qu’avec des capitaux bon marché et une main-d’œuvre chère, l’industrie anglaise devait porter de préférence vers les emplois qui demandent plus de capital et moins de main-d’œuvre, ou du moins qu’elle devait y réussir beaucoup mieux. C’est ainsi que, par rapport à la grande industrie des tissus, elle a plus de chances de succès dans la filature, où le capital domine, que dans le tissage, où c’est la main d’œuvre qui l’emporte. Aussi la filature est-elle prospère en Angleterre que le tissage y est soufrant. C’est le contraire en Allemagne, où les capitaux sont rares et la main-d’œuvre à bon marché. De toutes les classes de travailleurs anglais, celle des tisserands, et surtout des tisserands à la main, est la plus misérable, et M. Edouard Baines atteste[1] qu’il en est ainsi depuis plus de cinquante ans.

Moins heureuse en cela, sous le nouveau régime qu’on lui a imposé en 1814, l’industrie manufacturière française s’est débattue contre un problème insoluble : produire à bon marché avec des matières premières et des agens de travail à très haut prix. Dieu sait pourtant quels efforts elle a faits pour y parvenir, mais en vain. Aussi pas un progrès sérieux n’a été fait vers son émancipation depuis trente ans, et voilà comment, après de si longues épreuves ; elle réclame encore avec tant d’ardeur la protection : non pas qu’elle soit demeurée stationnaire, loin de là ; mais comme les industries étrangères ont marché aussi bien qu’elle, en conservant toujours l’avantage du bas prix des matières premières, sa situation relative n’a pas changé. Que si cette situation s’est un peu modifiée, en ce que certains droits restrictifs ont été légèrement adoucis[2], la différence n’est guère sensible.

A d’autres égards pourtant, notre situation économique a été jusqu’à présent meilleure ou moins tourmentée que celle de nos voisins. Si les ménagemens du tarif anglais pour les matières premières ont assuré à l’industrie manufacturière de ce pays un développement puissant auquel la nôtre ne peut actuellement prétendre, on a déjà compris aussi que les rigueurs de ce même tarif, en ce qui touche les denrées alimentaires, ont engendré des maux dont la France est moins fortement

  1. History of the Cotton Manufacture, by Edward Baines.
  2. Par exemple, les charbons en 1835 et 1837. — On a vu aussi qu’il y a eu une légère réduction sur les fers en 1836.