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Quelque chose de plus sérieux, c’est la froideur que le statu quo tout seul finirait par amener entre les deux gouvernemens à propos d’une négociation si épineuse. On a beaucoup affecté de ne voir dans ce récent éclat du Times qu’un coup de tête sans conséquence ; peut-être a-t-on- bien voulu se tromper. La presse anglaise avait, depuis quelque temps déjà, entamé cette question trop délicate pour ne pas devenir très vite blessante ; l’usurpation française en Espagne était presque un chapitre à l’ordre du jour, et l’on gourmandait très positivement l’indifférence du cabinet de Saint-James, qui souffrait tout ; on plaignait M. Bulwer de perdre ainsi son temps à Madrid sans y utiliser ses talens ; on renouvelait d’anciens hommages au mérite d’Espartero ; enfin, et ce n’était pas le moindre coup, on avertissait le commerce que la contrebande française chassait peu à peu la contrebande britannique du nord de la Péninsule. Le ministère whig est-il pour quelque chose dans ces sommations qu’on lui adressait, et songerait-il à vider cette grande affaire d’Espagne, qui a toujours été l’un des pivots de sa politique extérieure ? Ou bien est-ce uniquement lord Palmerston qui ne veut point devenir sage, le comte de Clarendon qui soulage ses vieilles rancunes de diplomate ? Il n’en est pas moins vrai que les whigs sont loin de vivre en confiance avec M. Guizot ; ils savent qu’il a peu de goût pour eux, et ils n’ont pas oublié combien il en voulait à sir Robert Peel d’avoir succombé. Les tories eux-mêmes seraient-ils bien fâchés de quelque nouveau triomphe remporté sur la France par l’influence anglaise, et regretteraient-ils beaucoup que lord Palmerston se risquât à quelque témérité profitable ?

Le ministère anglais a d’ailleurs gagné maintenant du loisir, et les difficultés intérieures sont suffisamment ajournées ou diminuées pour qu’il puisse déjà s’orienter au dehors. Le bill des sucres ne s’est plus discuté que pour la forme devant les banquettes dégarnies d’une chambre prête à se séparer. Les protectionnistes vaincus annoncent leur prochaine campagne dans des festins plus solennels que populaires, et déjà lord Bentinck, fier du rôle assez inattendu qu’il a joué, s’attire ce ridicule inséparable des ambitions mal justifiées : il vise ouvertement au métier d’homme politique, délaisse le turf, dont il était l’un des princes, vend ses chevaux, et se présente comme lieutenant de lord Stanley, comme leader du nouveau parti dans la chambre des communes ; peu s’en faut qu’il ne veuille organiser une ligue de fermiers, et ressusciter en sens contraire l’agitation de Cobden. Nous doutons beaucoup que les élections de 1847 lui donnent la majorité qu’il leur demande, et nous croirions lord John Russell assez heureux, s’il n’avait pas d’autres adversaires sur les bras. Jusqu’à présent, au reste, lord John Russell n’en compte pas d’autres qui soient par avance déclarés, et c’est le bénéfice de sa position, qu’à moins d’être l’ami de lord Bentinck ou de lord Stanley, on ne puisse s’avouer systématiquement l’ennemi d’un ministère qui ne veut rien faire par système.

Cette situation favorable se trouve encore affermie par les derniers évènemens accomplis en Irlande. O’Connell s’est décidément réconcilié avec le gouvernement anglais. Il a fait taire en lui l’horreur du Saxon ; il a permis aux membres irlandais, et même à ses proches, d’accepter des places données par les whigs : il a gagné quelque chose de moins facile et de plus essentiel ; il entraîne à sa suite tout le clergé d’Irlande, et retranche du nombre des repealers ceux-là même qui avaient pris le repeal au sérieux. Le rappel de l’union n’est plus