Nous avons un autre grief, un grief plus décisif contre cette génération poétique, dont Adam Mikiewicz est le chef et le héros ; il nous en coûte de l’avouer : si jamais les Polonais devaient tendre les mains aux Russes, il y aurait une lourde responsabilité qui pèserait sur elle. Ce n’est pas qu’elle n’ait trouvé les plus admirables accens pour flétrir les persécuteurs et protester contre la suppression d’un peuple ; mais cet anéantissement qu’elle combattait avec tant d’éclat, c’était l’anéantissement par le sabre, dont on se relève toujours ; et, pendant qu’elle disputait ainsi les victimes sanglantes à leurs bourreaux, elle faisait peut-être elle-même de ces victimes morales pour lesquelles il pas de résurrection. Nous craignons que cette poésie, nationale comme elle l’est et si sévèrement proscrite par la censure impériale, n’ait cependant, à son insu, servi la fortune de l’empereur et produit à la longue cette chute dont nous nous inquiétons aujourd’hui, cette soudaine éclipse des résistances polonaises vis-à-vis de la Russie. Voici comment nous l’entendons.
Bardes consacrés par toutes les douleurs, bardes vraiment antiques par leur caractère et leur vie, ces illustres inspirés, qui voulaient remonter le courant de la tradition slave, n’en ont pas moins traversé l’école de l’Occident. Là, malheureusement, deux hommes les ont tous marqués au coin de leur génie : Byron et De Maistre. Lisez la Comédie infernale de l’auteur anonyme ; étudiez les œuvres de Mickiewicz, vous y rencontrez partout cette double influence : Mickiewicz le confesse avec la simplicité de son grand cœur, et ne dissimule pas tout ce qu’il doit à ces sombres pédagogues. Il paraît d’abord étonnant de les voir ainsi réunis ; au fond ils se rapprochent plus qu’on ne croit : chez tous deux, même scepticisme, même moquerie de la raison, chez Byron, un souverain mépris pour la société régulière et les lois positives ; chez De Maistre, par-dessus cet orgueilleux mépris, l’ambition plus orgueilleuse encore de révéler à l’humanité des lois immuables tirées fatalement de sa nature, et non point de sa libre pensée. Ce fut là surtout comme l’angle obscur où les poètes polonais se rencontrèrent avec ce terrible docteur qui enseignait la mort, et d’un coup ils lui prirent sa doctrine sans en découvrir ni le secret ni la fin. Ils étaient d’un pays où l’instinct et l’habitude gardaient presque tout leur empire, où l’élan spontané des sentimens publics avait long-temps dominé les institutions, où l’isolement primitif de l’individu s’était perpétué, où les coutumes faisaient plus que les codes, où la nature irréfléchie tenait bien plus de place que la volonté délibérante. Or, De Maistre leur disait que délibération et volonté n’engendraient qu’erreurs, que le mouvement spontané des ames était la vraie voie de la vie, maintenant faussée par la science ; que l’ordre primitif des choses humaines avait été nécessairement l’ordre divin ; que la coutume seule était bonne ; que les codes