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— La voilà, me dit-il d’une voix étouffée. Et je l’entendis murmurer une prière à voix basse.

A quelque distance de là j’aperçus effectivement, sur le sommet du talus, la croix de sinistre mémoire ; nous ne tardâmes pas à y arriver.

— Seigneur cavalier, me dit l’inconnu, vous mettriez le comble à vos bontés, si vous vouliez vous arrêter un instant au pied de cette croix.

— Pourquoi ? lui demandai-je, plus contrarié que je ne voulais le paraître de m’arrêter dans un endroit aussi suspect.

— Un instant, un seul instant, reprit le mutilé d’une voix suppliante, le temps de dire à celui dont elle recouvre la tombe que sa mort est vengée.

Sans attendre ma réponse, il se laissa glisser à terre, et, avec une agilité dont je ne l’aurais pas cru capable, il gravit en s’aidant des racines qui pendaient çà et là les flancs escarpés du ravin.

— Connaissez-vous donc, lui dis-je étonné, celui qui est enterré là ?

Il s’agenouilla, et me répondit d’une voix sourde en étouffant un sanglot douloureux:

— C’est mon fils assassiné qui dort sous cette tombe, seigneur cavalier.

Je me découvris devant cette croix, qui jetait comme un reflet funèbre sur le ravin déjà si désolé, et j’attendis. Quand le mutilé eut fait sa prière, il serra précieusement dans son sein quelques fleurs qu’il cueillit au pied de la croix, et remonta en croupe.

— Le pauvre enfant, me dit-il, a été plus faible que moi ; il est mort au dixième coup de couteau, car je les ai comptés, je ne comptais que les siens ! Ces mains mutilées, en le défendant, semblaient m’interdire tout espoir de vengeance, n’est-ce pas, seigneur cavalier ? et cependant elles m’ont suffi pour le venger.

— Vous êtes donc le gambusino Rivas ? lui dit Anastasio.

— Oui, répondit-il avec un certain orgueil, je suis le gambusino Rivas, qui le premier a découvert le placer de Bacuache. L’or que j’en rapportais il y a un an a été la cause de la mort de mon enfant ! Je revenais avec lui, ici même, un soir comme celui-ci, lorsque trois assassins, la figure couverte de cravates noires, nous ont assaillis lâchement. J’eus beau leur crier : Grâce pour mon fils ! les mains que j’étendais pour le protéger ont été hachées. Les assassins au moins n’auraient pas dû parler, car c’est leur voix qui, plus tard, me les a fait reconnaître: c’est par leur voix que Dieu les a livrés à ma vengeance.

Anastasio fit un signe dubitatif. — Étiez-vous sûr que ce fussent eux ? demanda-t-il.

— Écoutez, seigneur cavalier. Quand il y a trois mois je me suis trouvé avec ceux dont je reconnaissais la voix, dans les souterrains de