yeux n’allaient plus chercher au bord de l’horizon les barrières de granit, les cimes vertes de la forêt convoitée. Tout au plus, observateur attentif, vous auriez pu remarquer que De Vere n’interrompait jamais son vieil intendant, lorsque cet homme naïf lui racontait les métamorphose, les embellissemens, les réparations bien entendus, par lesquels le nouveau propriétaire inaugurait sa prise de possession. A part ce symptôme insignifiant, rien chez De Vere ne trahissait un regret. Mais écoutez Clarisse ; elle ne s’y trompe point, elle, et son inquiète tendresse n’a pas vu sans frémir des indices qui vous échappent. — Le croiriez-vous ? dit-elle a Edmond, vous qui m’avez vue jadis si gâtée, objet de tant de soins, surveillée par mon père avec une sollicitude si constante, je lui suis maintenant indifférente comme tout le reste ! N’allez pas croire que ce changement lui ôte une parcelle de mon affection. S’il ne m’aime plus, Edmond, c’est qu’il est bien malheureux et qu’il le cache, et qu’il ne veut partager avec personne sa douleur secrète.
— Ne plus vous aimer, quelle folie !
— Silence, Edmond !… ne prononcer pas ce terrible mot.
Et une étrange pâleur s’étendait sur son beau visage.
« Dites, reprit-elle très bas en jetant un regard autour d’elle, auriez-vous remarqué hier quelque chose qui vous ait suggéré une si affreuse pensée ?… »
Edmond la regardait étonné. Il avait employé par mégarde, au hasard, l’expression qui avait effrayé Clarisse.
« Non, vous n’avez rien vu n’est-ce pas ?… Personne n’a rien vu… ma mère elle-même ne sait rien… et je me hais de vous avoir laissé entrevoir, à vous seul au monde, à vous mon ami et mon frère, les anxiétés qui me minent… Telle que vous me voyez, j’ai souffert du doute le plus épouvantable… Sans qu’il le sache, j’ai cherché dans sa bibliothèque tous les livres qui pouvaient m’éclairer… Savez-vous. Edmond, continua-t-elle plus bas encore, savez-vous qu’ils appellent cela une fièvre morale ? .., Ils disent qu’elle provient d’un chagrin caché. Hélas ! Edmond, pourquoi mon pauvre père n’a-t-il pas voulu se confier à nous ? Est-ce là l’orgueil permis ?…
« Maintenant, poursuit-elle, il vous ferait peine à voir. Les jours et les jours se passent sans qu’il ouvre un livre, sans qu’il jette les yeux sur un journal… Et quel sombre voile sur son visage !… et quelle amertume dans ses paroles quand on arrive à traiter devant lui ces odieuses questions politiques !… Non, sans doute, non, vous ne pensez pas que cette noble intelligence soit ébranlée…, mais il y a quelque chose… Cette fièvre morale me fait peur… je crains un malheur, sans savoir à quelle appréhension m’arrêter. »