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Donc, quand Reginald Vernon dit à son ami Lovel : — Partirai-je ? puis-je rester ? il est temps encore aujourd’hui ; demain, peut-être il serait trop tard ; si tu aimes Clarisse, pourquoi me cacherais-tu cet amour ? si tu ne l’aimes pas, bénie soit ton indifférence !… mais parle, explique-toi ; l’avenir t’appartient, — Edmond ne sait que s’arracher les cheveux en pleurant, maudire le sort, maudire son ami, et se demander à lui-même : — A quoi bon le bannir, s’il est aimé ? A quoi bon faire le généreux si j’aime Clarisse ? Tout beau, mon cœur ! Mon intérêt, halte là ! — Et tandis qu’il délibère, la fièvre le prend. Reginald, qui ne reçoit pas de réponse, prend ce silence pour un aveu tacite. Il accourt. Au chevet du malade, Clarisse et lui se retrouvent : deux jeunesses attendries, pleurant ensemble l’ami menacé, s’interrogeant des yeux, se pressant les mains d’une étreinte sympathique. Pauvre Edmond, qui, mourant, leur sert de prétexte, à leur insu ! Pas de médecin. Reginald s’élance à cheval, pique des deux, et descend au galop la longue avenue. Clarisse admire ce dévouement fraternel, peut-être aussi l’intrépidité, la grace de ce jockey accompli ; puis elle frissonne à l’aspect d’Edmond, qui se soulève irrité, le front blême, les lèvres tremblantes, hagard, défait, affreux à voir, et qui retombe sur sa couche humide, écrasé par le sentiment de sa dégradation morale autant que par son désespoir.

Le mal est combattu avec succès. Il laisse Edmond épuisé par tous ces paroxismes, et mieux disposé à se dévouer. Il s’y décide surtout, — et ceci est encore une de ces nuances imperceptibles et délicates dont il faut tenir compte au romancier, — il s’y décide après une conversation de convalescent avec la nourrice de miss De Vere. Cette brave femme s’est figuré, parce qu’elle le désire, qu’Edmond doit épouser Clarisse ; elle le berce de cette idée qu’il est en secret le mieux aimé. Dans ses châteaux en Espagne, elle fait allusion à la délivrance de Clarisse par un jeune homme dans le portrait duquel Edmond se reconnaît, si bien qu’elle lui rend l’espérance. Et cette dernière espérance lui donne, à lui, la force le garder son secret, d’étudier à loisir le cœur de Clarisse, pour se décider plus tard, s’il le faut, aux sacrifices qu’il aura jugés nécessaires. Cet ajournement, cette transaction, ces bonnes résolutions que l’on prend plus aisément quand on n’est pas certain d’avoir à les pousser jusqu’au bout, est-ce ou n’est-ce pas notre pauvre ame, notre courage douteux, notre abnégation incomplète ?

Bientôt pourtant Reginald reparaît, et dès qu’il est là, plus de doute. Le convalescent, l’œil fixé sur ces deux êtres qu’il ne peut s’empêcher d’aimer, alors même que, sans le savoir, ils lui déchirent le cœur, compte leurs regards qui se cherchent et se dérobent, il devine aux inflexions de leurs voix ce qu’il n’ont jamais osé se dire. Que d’autres s’y trompent, à la bonne heure ; mais il sait, lui, que le cœur de la