les traditions les plus précieuses à sa mémoire prirent tout à coup une forme sensible, une réalité saisissante. A qui ne l’a jamais ressentie, cette exaltation de l’homme par le souvenir des aïeux peut sembler chimérique et vaine ; pour qui l’a connue, c’est une des plus vraies, une des plus intimes jouissances que l’esprit rencontre dans les régions élevées où l’attirent ses instincts d’élite.
Ne vous étonnez donc pas que, ramené là par l’ineffaçable attrait de cette première visite, De Vere dirigeât sans cesse vers Mount-Sorel ses promenades solitaires. Le passé si glorieux, l’avenir, si certain, lui faisaient éprouver, au milieu de ce domaine désert, un mélange ineffable et confus de joies enivrantes. Il aimait à s’y trouver seul, durant des heures entières, maître, par la pensée, de tout ce qui l’entourait. Il était là comme le voyageur qui revoit sa patrie, comme le soldat long-temps prisonnier, et qui reprend sa place sous le drapeau. L’idée d’un grand devoir rempli, d’une grande justice providentielle, rehaussait à ses yeux l’acte par lequel il allait rentrer dans le domaine enlevé à sa famille. Ajoutez à ces hautes visées tout un ordre inférieur de préoccupations mieux connues du vulgaire : celles du propriétaire soigneux qui prémédite les améliorations indispensables, calcule les voies et moyens, distribue les coupes de bois, met en valeur les terrains négligés, exploite les cours d’eau, les couches minérales, restitue à peu de frais une fabrique pittoresque, ouvre une percée lumineuse dans l’épais rideau qui masque de lointaines perspectives. Chaque jour, projets nouveaux, plans et devis improvisés, chaque jour, dans leurs menus détails, des combinaisons de toute espèce ; ici une futaie à éclaircir, là-bas une mare a dessécher, un sentier à détourner, un champ à mettre en jachère. Encore étaient-ce là les soucis de premier ordre, les desseins les plus essentiels, et la tendresse du futur possesseur de Mount-Sorel pour son beau domaine abandonné descendait à des soins plus humbles. Il ne dédaignait pas, au besoin,- anticipant sur les jouissances qui lui étaient promises, — d’ébrancher au couteau les jets trop vigoureux de quelque arbuste nuisible, ou de remettre en son lieu, sans craindre d’y souiller ses mains aristocratiques, quelque ornement détaché des ogives, quelque fine sculpture descellée à la longue par les eaux du ciel et les aquilons de l’hiver.
Deux ans se passèrent ainsi, deux ans de silencieuse contemplation, pendant lesquels mille rapports charmans et mystérieux s’établissaient entre cet homme si froid, si concentré en lui-même, et la terre dont il se promettait la possession chaque jour plus prochaine. Il l’avait étudiée sous tous les aspects, par les belles matinées de printemps, étincelante sous les feux de l’aurore, et par les soirs brumeux de l’automne, voilée, mélancolique, noyée de pleurs ; il savait par cœur le chant des girouettes rouillées qui grinçaient sur le toit ébréché du manoir ; il nommer