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se présente : quelle a été l’action de M. Ingres sur l’école française ? son influence sera-t-elle stérile ou féconde ?

A peine revenu en France, après son long séjour en Italie, M. Ingres a vu de nombreux élèves se presser dans son atelier. La nouveauté de sa manière, comparativement à ce qui se faisait alors, ses prédilections si tranchées, l’éloquence avec laquelle il exposait ses principes et combattait ses adversaires, quelque chose d’absolu et de paternel à la fois dans la façon dont il imposait ses croyances, et par-dessus tout cette foi exclusive de chef d’école, lui acquirent aussitôt une influence sans bornes sur l’esprit de la plupart de ses élèves. Son autorité fut d’autant plus grande, qu’il l’exerçait sympathiquement et cherchait moins à dominer qu’à convaincre. Nul homme, en effet, n’est plus exempt que M. Ingres de cette vulgaire ambition qui fait aimer la domination pour elle-même. Le pouvoir, pour lui, n’est qu’un moyen de répandre ses doctrines. M. Ingres ne dit pas : Obéissez-moi, mais : Croyez-moi, et on croit en lui et on lui obéit. M. Ingres n’a pas seulement des disciples, il a des fanatiques qui ont poussé jusqu’à leurs conséquences les plus extrêmes les doctrines qu’il professe et qui ont exagéré sa manière jusqu’à la rendre méconnaissable. Les uns ont renversé l’autel du divin Raphaël sous les yeux de son apôtre ; remontant aux premières époques de l’art, ils ont copié Cimabué et Giotto, ils se sont livrés à toute sorte de folies archaïques dont M. Ingres lui-même doit être le premier à sourire. Les autres, péchant par excès de fidélité, s’en sont tenus à une imitation littérale de la manière du peintre d’Homère, et ont fait abnégation de toute personnalité. Les plus sages, et dans le nombre MM. Mottez, Lehmann et Flandrin, ont su, en n’abdiquant pas complètement leur indépendance, dégager des leçons du maître des conséquences plus fécondes.

L’influence de M. Ingres ne s’est pas seulement exercée dans l’atelier, et au moyen du professorat ; elle s’est rapidement étendue de proche en proche, et s’est surtout manifestée par les modifications que la plupart des artistes contemporains ont apportées à leur manière. Des élèves de Gros et de Gérard sont devenus dessinateurs, ont cherché la ligne précise, le modelé sculptural, et, mettant du blanc dans leurs ombres et du gris dans leurs lumières, ont amorti ce que leur coloris avait de trop diaphane ou de trop ardent. Les maîtres eux-mêmes, tels que MM. Paul Delaroche et Scheffer, n’ont pas échappé à cette influence ; fatale à ce dernier, elle a, sans nul doute, été profitable au peintre de Henri III, d’Élisabeth et de Richelieu, dont elle a évidemment agrandi la manière. Cette transformation est surtout sensible dans la vaste composition qui décore l’hémicycle de l’école des Beaux-Arts. Entre le plafond d’Homère et cette peinture qui en est en quelque sorte la magnifique paraphrase, l’analogie est frappante. L’influence de M. Ingres