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les vingt premières années du siècle. Il semble que, dans les tableaux de Jéhan Pastourel et de Philippe V, M. Ingres se soit proposé de donner une leçon à ces prétendus peintres d’histoire qui choisissaient dans nos annales un sujet, et revêtaient de costumes plus ou moins exacts leurs personnages grecs ou romains ; peut-être la leçon est-elle un peu outrée, surtout dans le tableau de Jéhan Pastourel, qui tient du pastiche[1].

Le tableau de Philippe V est un ouvrage d’un tout autre caractère. Ce n’est plus de la chronique, c’est quelque chose de moins littéral et d’aussi vrai : de l’histoire réelle à la façon de Saint-Simon dans ses Mémoires sur la régence. Nous voulons faire entendre par là que le peintre s’est autant attaché à caractériser le plus exactement possible la physionomie de chacun des acteurs et spectateurs de cette scène, toute d’apparat, qu’à retracer la scène même. Ce parti pris est des plus heureux ; il donne à une cérémonie essentiellement froide ce genre d’intérêt qu’on cherche d’ordinaire dans les réunions officielles. Une sorte de dignité étudiée dans les attitudes, et qui apparaît également sur la physionomie de chacun des personnages, lie ensemble toutes les parties de la composition, et tient la curiosité en haleine. Il n’y a là ni remplissage, ni hors-d’œuvre épisodique. Nous sommes en présence d’une cour du XVIIe siècle dont tous les dignitaires ont existé. Voici maintenant la part de la critique : le peintre, pour se rapprocher le plus possible de la vérité, a été entraîné à certaines exagérations. C’est ainsi que le maréchal de Berwick, présentant sa tête blonde au collier de l’ordre, nous paraît bien obséquieux dans sa reconnaissance. En revanche, le Philippe V a une morgue par trop espagnole, et le signe caractéristique de sa race abâtardie, la pesanteur de la lèvre inférieure, est trop prononcé. Remarquons aussi que, dans ce tableau, M. Ingres a fait quelques sacrifices au clair-obscur ; le coloris, quoiqu’un peu monotone, est harmonieux. Il est fâcheux cependant que les derniers plans et les fonds du tableau soient exécutés avec le même fini et la même précision que les plans les plus rapprochés. Ce défaut tient sans doute à l’excessive conscience que M. Ingres apporte à tout ce qu’il fait, mais ce n’en est pas moins un défaut.

M. Ingres s’est rarement attaché à peindre la passion. Quoique varié, son talent n’est peut-être pas assez flexible ni son inspiration assez spontanée pour exprimer les nuances délicates du sentiment, les situations dramatiques qui naissent d’un amour combattu ou partagé. Raphaël et la Fornarina, Francesca da Rimini, tableaux de la jeunesse

  1. Il y aurait une curieuse comparaison à faire entre le style du tableau de l’Entrée du Dauphin, depuis Charles V, à Paris, et le style du tableau de l’Entrée de Henri IV par Gérard. Dans ces petites compositions de M. Ingres, la révolution est déjà complète. M. Paul Delaroche qui cependant ne vient que long-temps après lui, semble marquer la transition.