montrer triste : les courtisans, au contraire, engagés pour la plupart dans le parti de la guerre, ne dissimulèrent pas leur satisfaction. Le bas peuple de Paris, sachant que son ennemi était tombé en disgrace, donna un libre cours à sa haine. Les précautions prises par la police furent une insulte de plus à la mémoire du défunt. Au lieu des honneurs qui lui étaient dus, on fit le convoi la nuit, clandestinement, pour ainsi dire, et on lui donna pour escorte tous les archers du guet, « comme pour empêcher, est-il dit dans les notes de Maurepas, que la foule ne déchirât le cadavre en pièces. » Les libelles et les chansons coururent la ville, sans qu’on fît de grands efforts sans doute pour les supprimer. Dans les pièces recueillies par M. Clément, on distingue un quatrain qui traduit assez fidèlement les sentimens populaires :
Enfin Colbert est mort, et c’est vous faire entendre
Que la France est réduite au plus bas de son sort,
Car, s’il restait encor quelque chose à lui prendre,
Le voleur ne serait pas mort.
On jugera des dispositions de la cour par une lettre où Mme de Maintenon s’exprime ainsi sur le fils du ministre. « M. de Seignelai a voulu envahir tous les emplois et n’en a obtenu aucun. Il a de l’esprit, mais peu de conduite… Il a si fort exagéré les qualités et les services de son père, qu’il a convaincu qu’il n’était ni digne ni capable de le remplacer. » Le marquis de Seignelai conserva seulement la marine dont il avait la survivance, et continua fièrement les traditions de sa famille. Il mourut à temps pour ne pas voir la destruction de l’œuvre de son père à la déplorable bataille de La Hogue. Desmarest, neveu de Colbert, et son auxiliaire le plus habile en matière de finances, fut écarté sous l’inculpation d’improbité.
Le grand ministre ne tarda pas à être vengé. Le Pelletier, Pontchartrain, Chamillart, favoris du roi, donnèrent des preuves d’une incapacité si scandaleuse, qu’on fut obligé de rappeler au contrôle des finances ce même Desmarest qu’on avait essayé de flétrir, mais qui conservait aux yeux de tous le mérite d’être le neveu et l’élève de Colbert. L’épouvantable détresse, les cruelles souffrances de la fin du règne, firent regretter la première période comme un temps de félicité. On oublia le despotisme et les erreurs pour ne se souvenir que des services, et ce même peuple qui avait hurlé devant un cercueil finit par attacher à la mémoire du grand homme un renom proverbial de patriotisme et de génie. Tel était du moins le sentiment du XVIIIe siècle, qui vivait sous le régime institué par Colbert. Le tort du nouvel historien, je le répète, est d’avoir jugé avec les théories du jour un état social très différent du nôtre, et de chercher trop souvent dans le tableau du passé la confirmation des principes absolus de la science contemporaine.