de sacrifier à Sérapis ; c’est là que, sous Théodose, les chrétiens se précipitèrent en furieux, brisant les portes, renversant les idoles, et remportant sur les murailles et les chapelles abandonnées cette victoire qu’Eunape, le Plutarque des philosophes alexandrins, célébra avec une ironie si amère, que M. Cousin a si bien rendue « Des hommes qui n’avaient jamais entendu parler de la guerre s’attaquèrent bravement à des pierres, les assiégèrent en règle,… et alors, au lieu des dieux de la pensée, on vit des esclaves et des criminels obtenir un culte… Tels étaient les nouveaux dieux de la terre ! »
Le Sérapeum était le palladium de la religion égyptienne et de la philosophie grecque. A l’époque de sa destruction, il représentait l’alliance que toutes deux avaient fini par former contre l’ennemi commun, la religion chrétienne. Dans cette extase prophétique à laquelle aspiraient les philosophes alexandrins, l’un d’eux, Antoninus, fils de la visionnaire Sosipatra, avait prédit la chute du Sérapeum, comme les prophètes de Jérusalem prédisaient la ruine du Saint des Saints. Un oracle sibyllin disait : O Sérapis, élevé sur ton rocher, tu feras une grande chute dans la trois fois misérable Égypte.
Ces vers se rapportent sans doute d’une manière générale à l’abolition du culte de Sérapis, mais ils peuvent aussi faire allusion à la chute de cette statue que j’ai supposé avoir existé sur la grande colonne et en avoir été précipitée. Quoi qu’il en soit, la multitude, autorisée par un édit de Théodose et poussée par l’évêque Théophile, démolit avec fureur le Sérapeum, ce dernier refuge des superstitions égyptiennes et de l’école du Platon, ce dernier asile ouvert aux deux adversaires du culte nouveau, le paganisme et la philosophie, cette retraite claustrale et littéraire où il y avait des chapelles de Mithra, d’Astarté, d’Anubis, et une bibliothèque grecque. Le Sérapeum était la forteresse du passé. Le passé, retranché dans l’acropole au cœur de la vieille Alexandrie, fut expulsé par le christianisme, qui était l’avenir. Sur les ruines du Sérapeum on éleva une église à saint Jean-Baptiste, mais il ne faut pas croire que rien ne survécut du vaste édifice païen. Au Ve siècle, les magistrats d’Alexandrie s’y réfugièrent pendant une émeute. De ses portiques il restait une forêt de colonnes au temps de Saladin : les Arabes appelaient ces ruines l’école d’Aristote ou la salle de justice de Salomon. Aujourd’hui, pour marquer la place du Sérapeum, de l’acropole, de l’ancienne Racotis, la grande colonne s’élève seule comme le signal d’un vaste naufrage. Mais elle nous a arrêté assez long-temps ; disons adieu aux souvenirs de la ville égyptienne. Il reste à étudier la ville hellénique, la ville du musée, de la bibliothèque, la ville des savans, des philosophes, des littérateurs, des pères et des hérésiarques grecs, l’Alexandrie grecque, la véritable Alexandrie.
J.-J. AMPERE.