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LES FEMMES DU CAIRE. 35

La cour carrée, où se promenaient un grand nombre de Nubiens et d’Abyssiniens, offrait partout des portiques et des galeries supérieures d’une architecture élégante ; de vastes moucharabys en menuiserie tournée surplombaient un vestibule d’escalier décoré d’arcades moresques par lequel on montait à l’appartement des plus belles esclaves.

Beaucoup de Turcs étaient entrés déjà et examinaient les noirs plus ou moins foncés réunis dans la cour ; on les faisait marcher, on leur faisait tourner le dos et la poitrine, on leur faisait tirer la langue. Un seul de ces jeunes gens, vêtu d’un machlah rayé de jaune et de bleu, avec les cheveux tressés et tombant à plat comme une coiffure du moyen-âge, portait aux bras une lourde chaîne qu’il faisait résonner en marchant d’un pas fier ; c’était un Abyssinien de la nation des Gallas, pris sans doute à la guerre.

Il y avait autour de la cour plusieurs salles basses, habitées par des négresses, comme j’en avais vu déjà, insoucieuses et folles la plupart, riant à tout propos ; une autre femme cependant, drapée dans une couverture jaune, pleurait en cachant son visage contre une colonne du vestibule. La morne sérénité du ciel et les lumineuses broderies que traçaient les rayons du soleil jetant de longs angles dans la cour protestaient en vain contre cet éloquent désespoir ; je m’en sentais le cœur navré.

Je passai derrière le pilier, et, bien que sa figure fût cachée, je vis que cette femme était presque blanche ; un petit enfant se pressait contre elle à demi enveloppé dans le manteau.

Quoi qu’on fasse pour accepter la vie orientale, on se sent Français — et sensible dans de pareils momens. J’eus un instant l’idée de la racheter si je pouvais, et de lui donner la liberté.

— Ne faites pas attention à elle, me dit Abdallah ; cette femme est l’esclave favorite d’un effendi qui, pour la punir d’une faute, l’envoie au marché, où l’on fait semblant de vouloir la vendre avec son enfant. Quand elle aura passé ici quelques heures, son maître viendra la reprendre et lui pardonnera sans doute.

Ainsi la seule esclave qui pleurait là pleurait à la pensée de perdre son maître, les autres ne paraissaient s’inquiéter que de la crainte de rester trop longtemps sans en trouver. — Voilà qui parle, certes, en faveur du caractère des Turcs. Comparez à cela le sort de nos esclaves des colonies ! Il est vrai qu’en Égypte, c’est le fellah seul qui travaille à la terre. On ménage les forces de l’esclave, qui coûte cher, et on ne l’occupe guère qu’à des services domestiques. Et d’ailleurs qui empêcherait les esclaves trop mal traités de fuir dans le désert et de gagner la Syrie ? Au contraire, nos possessions à esclaves sont des îles ou des pays bien gardés aux frontières. — Quel droit avons-nous donc, au nom de nos idées religieuses ou philosophiques, de flétrir l’esclavage musulman !