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douce et profonde rêverie, pendant laquelle ils jouissaient ou s’imaginaient jouir de toutes les voluptés qui embellissent le paradis de Mahomet. » Les jardins enchantés où le Vieux de la Montagne faisait porter les jeunes gens étaient, pense M. de Sacy, « un fantôme produit par l’imagination de ces jeunes gens enivrés par le hachich, et qu’on avait long-temps bercés de l’image de ce bonheur[1]. » On peut croire que la première idée des jardins d’Armide a été empruntée à la description de ces jardins fantastiques, embellis encore par les récits de la croisade ; le philtre d’Hélène aurait produit les enchantemens d’Armide.

La douceur des fruits de l’Égypte est peut-être entrée pour quelque chose dans ce que Homère a dit des propriétés merveilleuses du lotos, qui faisait oublier à ceux qui s’en nourrissaient le charme de la patrie. On place le pays des lotophages un peu à l’ouest de la côte d’Égypte, et on reconnaît l’arbre merveilleux dans le jujubier ; mais il ne faut pas oublier que la plante sacrée des Égyptiens s’appelait aussi lotos, qu’avec la racine de cette plante, qui est le nénuphar, on peut préparer une sorte de pain. Sans doute l’on confondait, dans l’idée qu’on se faisait du lotos, et le nénuphar d’Égypte et quelque autre plante dont le fruit devait être très sucré. Bien que la plupart des botanistes anciens et modernes s’accordent à retrouver ce fruit délicieux dans la baie du jujubier, je crois qu’à l’idée qu’on se formait du lotos se mêlait une notion vague de plusieurs autres fruits encore plus doux, peut-être les dattes, peut-être les bananes, dont les chrétiens d’Égypte[2] au moyen-âge, exprimant aussi par une fable l’incomparable douceur, disaient que c’était le fruit pour lequel Adam avait renoncé au paradis.

La tradition homérique a placé aussi sur ces bords le mythe de Protée ; la patrie véritable de ce personnage obscur est l’Égypte ; c’est celle que connaît Homère[3]. Cet être singulier me semble avoir été pour les Grecs une personnification merveilleuse de l’antique sagesse de l’Égypte. Dans cette supposition, son nom Proteus (le premier) exprimerait l’idée, de bonne heure accréditée, que l’Égyptien était le plus ancien comme le plus éclairé des peuples. Les mille formes qu’il prenait tour à tour feraient allusion aux métamorphoses symboliques de la divinité qui se montrait en Égypte sous des figures variées et monstrueuses.

Le mythe de Protée, personnage antique, difforme et savant, ne rendant

  1. Mém. de l’Institut, IV, p. 61.
  2. Viaggio di Frescobaldi, p. 85.
  3. Une médaille du nôme de Ménélaïs, et représentant un Harpocrate dont le corps se termine en crocodile, a fourni à M. Lenormant des considérations neuves et ingénieuses sur les rapports et les confusions que les Grecs ont pu faire entre les divinités égyptiennes et les personnages de la tradition hellénique. (Musée des Antiquités égyptiennes, p. 67.)