en moment on s’attend à voir surgir Alexandrie. A l’ouest, quelques bandes jaunes s’étendent horizontalement au-dessus de la mer grise comme les nuages ; mais une déchirure laisse voir un lambeau de ciel parfaitement vert tel que Bernardin de Saint-Pierre dit l’avoir remarqué sous les tropiques. L’Orient perce le voile. Des poissons volans nous offrent aussi un spectacle nouveau qui commence à dépayser nos regards ; leur vol est un vol véritable, leurs nageoires brunes se meuvent d’un battement continu comme des ailes ; on dirait des moineaux quand ils rasent la terre avant de s’abattre. Le temps est doux, l’air léger et suave. Une longue rive blanche, à peine visible au-dessus des flots, c’est tout ce qu’on aperçoit de cette terre d’Égypte dont nous sommes si proches. On dirait au bout des lagunes de Venise la ligne faiblement ondulée du Lido.
Il est permis de se souvenir de Venise en saluant Alexandrie. Alexandrie fut au moyen-âge le principal marché où Venise s’approvisionnait des denrées orientales qu’elle revendait à l’Europe. Le fondateur du siège épiscopal d’Alexandrie devait être le protecteur et le parrain de la république de Saint-Marc. Une tradition qu’il est impossible de défendre fait siéger saint Marc à Aquilée avant Alexandrie. Au XIVe siècle (1329), les Vénitiens s’emparèrent de l’évangéliste qui devait leur être un patron si glorieux. Pour dérober le corps du saint, ils usèrent d’une étrange ruse : ils le couvrirent de jambons, le protégeant ainsi contre les recherches des musulmans de toute l’horreur qu’inspire à ceux-ci une chair pour eux immonde ; bon tour de marchands accoutumés à frauder la douane. Les îles s’ouvraient devant les reliques de celui qui avait fait parler la lune pour refuser un culte idolâtre et proclamer le vrai Dieu. Ces reliques semblaient transporter l’héritage d’Alexandrie dans cette Venise destinée à être dans les temps modernes le lien de l’Orient et de l’Occident, comme la cité d’Alexandre le fut pour l’ancien monde.
Mais les approches d’Alexandrie éveillent de plus vieux souvenirs. L’île de Pharos, autrefois séparée de la terre et qui lui est maintenant unie, l’île de Pharos est déjà dans Homère. L’Égypte apparaît à l’horizon de la tradition grecque comme elle m’apparaît en ce moment à l’horizon de la Méditerranée, brillant théâtre de cette tradition brillante, c’est-à-dire comme une terre entrevue à peine à travers les flots et la nuit.
On s’est laissé embarrasser fort mal à propos par un vers d’Homère qui place cette île de Pharos à une journée de l’Égypte. On a supposé un immense accroissement du Delta entre le temps d’Homère et celui d’Alexandre ; mais, comme j’aurai occasion de l’établir d’après les meilleures autorités, ce grand accroissement n’est qu’une chimère. Après avoir voulu faire violence à la nature, on a voulu faire violence à la